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Hommes d’Emmanuelle Richard : le désir inversé

Paru aux éditions de l'Olivier en août 2022.

Par Benjamin Fogel, le 31-10-2022
Littérature et BD

2018 : Lena Moss, 28 ans, pleure depuis quatre ans la mort brutale de ses parents. Quand son entreprise de vente de combinaisons en peau de pommes fait faillite, elle décide de tout plaquer et de se retirer un temps du monde, prenant la fuite en Angleterre où elle s’engage dans un château isolé, avec pour mission de désherber le lierre des jardins, en échange du gîte et du couvert. La propriétaire du manoir, acariâtre et radine, la laisse seule dans la demeure avec Aiden, un Américain, qui travaille également sur le domaine, et qui, sans même la connaître, déclare à Léna combien elle l’attire. Dans une ambiance propice à l’horreur gothique, Léna fait face conjointement à son désintérêt émotionnel pour Aiden, et au désir physique qu’elle éprouve à son égard. Aiden ne l’écoute pas, ne la respecte pas. Elle le trouve laid. Malgré les alertes rouges sur sa toxicité, elle a envie de lui, soulignant l’indépendance du désir par rapport à la morale et à la préservation de l’intégrité physique. Isolée dans le château, Léna expérimente un état ambigu, ressentant simultanément une paix intérieure inespérée et le pressentiment des dangers à venir, jusqu’au point de rupture : la matérialisation de violence de Aiden, qui engendrera sa fuite.

En négatif se dressent le désir masculin et la dangerosité qui en découle

2038 : Léna Moss est devenue une entrepreneuse fortunée. On la suit, au sein de paragraphes nerveux, arpenter l’espace public, prenant de plein fouet les regards et les remarques, tout en affirmant sa puissance. Les médias diffusent la photo d’un homme coupable de féminicides. Elle reconnaît Aiden. Le passé ressurgit. Léna interroge leur relation. Ce qu’elle a toléré, ce qu’elle a peut-être provoqué, avec en toile de fond cette question : doit-elle se rendre à la police pour témoigner de son histoire avec Aiden ? Ce bond dans le temps de vingt ans ne transforme pas Hommes en roman de prospective. S’il y a anticipation, c’est strictement pour montrer que la violence des hommes contre les femmes est pérenne et ne décroît pas dans le futur.

Dans ce nouveau roman, Emmanuelle Richard fait le pont entre des antagonismes : les désirs irrationnels, déjà présents dans son troisième livre Pour la peau (Éditions de l’Olivier, 2016) et le choix de l’abstinence, déjà abordé dans son essai Les Corps abstinents (Flammarion, 2020). Par cette cohabitation, elle déconstruit l’inconstance, s’intéresse aux envies et aux besoins, qui peuvent intrinsèquement naître, disparaître, muter. Elle aborde plusieurs formes de désir féminin – autoérotisme, soumission aux stéréotypes virils et contrepieds par rapport à ceux-ci – sans les hiérarchiser. En négatif se dressent le désir masculin et la dangerosité qui en découle. Une dangerosité que Léna Moss passe son temps à jauger, cherchant à déterminer le point de bascule entre l’acceptable et l’intolérable – une limite qui se déplace tout au long du roman. Toute relation avec un homme comporte un risque. Dans ce cas, cela vaut-il encore le coup de se lancer ?

Un complément parfait à Cher Connard de Virginie Despentes

« Ça doit être vers le mitan de la vingtaine que j’ai commencé à apercevoir l’état de seuil. Que j’ai enfin compris devoir me méfier de tous les hommes. Même, ou peut-être encore plus, des plus proches. Recourir au principe de précaution. Me défier, malgré ma répugnance, même si ça m’attristait. Et que je m’étais épuisée à tout tenter pour ne pas arriver à ça », explique Léna Moss. Hommes s’avère un complément parfait à Cher Connard de Virginie Despentes (Grasset, 2022). Tous deux se détournent de la misandrie, pour étudier de nouvelles façons d’aimer et de vivre ensemble dans un monde post #metoo. Là où Virginie Despentes opte pour la réconciliation, Emmanuelle Richard traite de l’androphobie et cherche des moyens d’aimer les hommes tout en les fuyant. Hommes ou femmes, comment faire comprendre à quelqu’un qu’on s’intéresse à lui sans s’imposer ? Comment donner une chance aux relations, sans s’immiscer de force ?

Cette réflexion passe dans le livre par le personnage de Gwyn – au prénom gallois qui se prononce « gouine », écho potentiel au Génie lesbien d’Alice Coffin (Grasset, 2020). Gwyn incarne l’homme idéal de demain pour Léna. Pour l’autrice, la solution est simple : si l’homme d’hier n’arrive plus à séduire les femmes d’aujourd’hui, il sera obligé de se remettre en cause et de se transformer en l’homme de demain.

Un roman intense, ou l’autrice et son personnage principal ouvrent toutes les portes, explorent toutes les situations

Sous ses aspects de manifeste idéologique, Hommes est un roman intense, où l’autrice et son personnage principal ouvrent toutes les portes, explorent toutes les situations, émettent des jugements définitifs, pour quelques pages plus loin les remettre en question. Un texte sensuel et rebelle, traversé de contrastes passionnants.

Pour creuser le sujet, je vous conseille cette interview d’Emmanuelle Richard par Salomé Kiner pour le podcast Qwertz de la RTS.