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Qui se souviendra de Phily-Jo ? de Marcus Malte : les deux faces du complotisme

Paru aux éditions Zulma en août 2022

Par Benjamin Fogel, le 09-11-2022
Littérature et BD

Faire preuve de vigilance par rapport aux collusions, aux conflits d’intérêts et aux ententes économico-politiques est une nécessité dans un monde capitaliste fondé sur des objectifs de gains croissants, de possession de l’appareil productif et d’exercice de son pouvoir sur autrui. Les scandales américains passés – du Watergate aux révélations d’Edward Snowden et Julian Assange, en passant par les révélations sur la pollution des eaux potables par des groupes industriels, racontés dans Erin Brockovich, seule contre tous (Steven Soderbergh, 2000) et Dark Warters (Todd Haynes, 2020) – ont prouvé combien il était sain de s’interroger sur les mensonges des États et les manigances délétères de certaines entreprises. Le complotisme pourrait alors revendiquer le statut de garde-fou, à même de dévoiler les manœuvres occultes qui parasitent les démocraties. Malheureusement, on sait aussi combien le complotisme, puissant outil de manipulation des foules, peut avoir des effets pervers et générer des fake news. Le complotisme est ainsi un pharmakon, à la fois poison et remède : poison parce qu’il nie la complexité du monde en inventant des puissants qui tirent les ficelles, entraînant dans son cortège une flopée d’extrémistes dangereux, remède parce qu’il est un outil essentiel pour démasquer les excès du libéralisme et des lobbys.

Le complotisme est un pharmakon, à la fois poison et remède

C’est cette ambivalence que Marcus Malte étudie dans le brillant Qui se souviendra de Phily-Jo ? Dans ce roman, Gary Sanz, universitaire, raconte l’histoire de son beau-frère récemment décédé, Philippe-Joseph Deloncle, inventeur autodidacte, qui aurait conçu une machine à même de produire de l’énergie infinie et gratuite à partir du vide. Phily-Jo, comme l’appelaient ses proches, était persuadé d’être suivi, traqué par « la pieuvre noire », nom qu’il donnait à une organisation secrète – regroupant politiques, magnats de l’énergie et autres puissants – dédiée à la protection de ses intérêts personnels, et garante de la vigueur du capitalisme carnassier. Phily-Jo aurait-il été assassiné à cause de ses découvertes ? Voici la question que se posent Gary Sanz et sa femme Michèle.

Dès le départ, le lecteur ne sait pas sur quel pied danser. Est-il dans un thriller politique où les personnages sont victimes d’un complot d’État, ou dans une satire qui moque les dérives complotistes ? Dans un monde, où l’on nous a fait croire pendant des années que la cigarette n’était pas cancérigène, serait-il inconcevable que les compagnies productrices d’énergie – celles-là mêmes qui étouffent les discours des climatologues – fassent tout leur possible pour empêcher l’éclosion d’une énergie infinie, qui engendrerait leur faillite et leur disparition ? Peut-être pas. Mais peut-on imaginer qu’une telle découverte, essentielle pour l’humanité, puisse être « effacée » pour des questions d’argent ? Probablement pas non plus.

Qui se souviendra de Phily-Jo ? analyse le monde moderne et documente l’histoire américaine, égrainant le tout de mystères

Chaque fois que le lecteur croit s’être fait une opinion sur le sujet, et avoir basculé dans un camp plutôt que l’autre, Marcus Malte l’embarque dans une nouvelle scène, qui lui fera revoir ses positions et retourner sa veste. Un mécanisme d’autant plus pernicieux qu’aux propos de Gary Sanz se succèdent ceux de quatre autres narrateurs et narratrices, chacun prenant la suite des travaux du précédent, les éclairant sous un angle nouveau, et tordant le cou à nos interprétations. Jonglant entre le vrai et le faux, le roman réussit ce tour de force : pousser le lecteur à vérifier dans Google si Philippe-Joseph Deloncle n’aurait pas vraiment existé.

Conçu sous la forme de poupées gigognes, Qui se souviendra de Phily-Jo ? analyse le monde moderne et documente l’histoire américaine, égrainant le tout de mystères. À sa lecture, on pense forcément à l’un des grands écrivains américains, Richard Powers, et à ses livres dantesques, où se mêlent le micro et le macro, tels que Gains et L’Arbre-monde. Mais Marcus Malte ajoute une touche supplémentaire : l’humour. Composé de textes écrits par ses personnages, le roman s’amuse avec eux, moque leurs tics d’écriture, les ridiculise gentiment, souffle le chaud et le froid. Un livre roublard, qui aime bien les jeux de mots – ça tombe bien : il y est question du grand capital et de la peine capitale, le tout au Texas, capitale du pétrole. Confiant dans sa narration, Marcus Malte peut tout se permettre, à la manière de David Foster Wallace – s’il n’y a pas de notes de bas de pages ici, c’est parce qu’elles sont directement inscrites dans le texte. Le roman lui-même est indiqué comme traduit de l’américain par Edouard Dayms, un personnage tiré d’une précédente fiction de Marcus Malte – Garden of love (Zulma, 2017) –, renforçant cette idée de l’auteur français qui livre sa version du « grand roman américain ».

Marcus Malte interroge la place de la fiction dans nos vies

En filigrane des questionnements sur le complotisme, Marcus Malte interroge la place de la fiction dans nos vies. Car les complots, qu’ils soient avérés ou fantasmés par les complotistes, sont avant tout fait de fiction. Ils en appellent à nos imaginaires et à la déformation du réel. Et derrière la fiction, il y a toujours un auteur, dont Qui se souviendra de Phily-Jo ? ne cesse d’interroger le rôle. Doit-on croire les personnages sur parole ? Avons-nous vérifié nos sources ? Peut-on faire confiance à l’auteur ?

Dans ce monde où des mineurs sont sacrifiés dans ses mines à charbons, où des ouvriers sont empoisonnés dans des usines de produits chimiques, à quel moment s’arrête la réalité de la course au profit, et à quel moment commence le complotisme ? Marcus Malte nous raconte comment le complotisme, terreau des extrémismes, de l’antisémitisme, trouve un puissant allié dans l’histoire dégueulasse du capitalisme. C’est fort et puissant. Un très grand roman, qui mérite bien l’appellation galvaudée de « texte essentiel ».