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Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant : l’enquêtrice et l’archiviste

Sortie le 4 janvier 2023 aux éditions Grasset.

Par Benjamin Fogel, le 29-12-2022
Littérature et BD

Premier coup de cœur de 2023. Irène travaille depuis une trentaine d’années pour l’International Tracing Service, le plus grand centre de documentation sur les crimes nazis, créé après la Seconde Guerre mondiale par les alliés et situé au cœur de l’Allemagne, à Bad Arolsen. En 2016, la nouvelle directrice de la structure charge Irène d’une mission inattendue : l’International Tracing Service possède plus de 3000 objets, dépourvus de valeur marchande, ayant appartenu à des victimes des camps de concentration, des résistants principalement – les objets des juifs condamnés à mort dans les camps d’extermination étaient eux envoyés en Allemagne pour être recyclés ou distribués à la population et aux soldats. Irène doit retrouver leurs propriétaires, ou du moins leurs descendants, pour les remettre en mains propres à qui de droit, et ainsi combler un vide, aider à la cicatrisation des plaies. La tâche est colossale. Irène s’empare des premiers objets – une poupée de chiffon, un médaillon contenant le portrait dessiné d’un enfant… – tourmentée par plusieurs questions, dont la plus angoissante porte sur le fait de rouvrir les blessures du passé chez des gens qui n’ont rien demandé, qui ne veulent peut-être rien savoir de leur propre histoire.

Le résultat dévoile combien l’humain a besoin des récits pour se (re)construire

Si le centre international de documentation sur les persécutions nazies existe bien, les histoires racontées dans Le Bureau d’éclaircissement des destins, cinquième roman de Gaëlle Nohant, sont inventées, sans pour autant révéler de la pure fiction, tant elles découlent d’un travail de documentation précis, permettant à chaque histoire racontée dans le livre de se présenter comme une somme narrative de faits réels, ou comme déclinaisons de ces derniers. Cette intrication entre la réalité et la fiction est le ciment de ce puissant texte, la première servant de fondation à la construction émotionnelle de la seconde, sans que l’une diminue l’impact de l’autre. Via l’un des personnages, un cinéaste issu de la vague du nouveau cinéma allemand – à l’image de « Alexander Kluge, Volker Schlöndorff, Fasbinder, Margarethe von Trotta [qui] mélangeaient le documentaire et la fiction », l’autrice s’inscrit elle-même dans un courant où cohabitent propos politique et beauté des scènes. Qui plus est, il arrive à Irène, avant de découvrir l’origine des objets, d’imaginer elle-même leur destin, les fictions qu’elle s’invente, précédant la réalité qu’elle découvrira. Le résultat dévoile combien l’humain a besoin des récits pour se (re)construire.

Le talent de Gaëlle Nohant s’exprime à travers la sensibilité, la pudeur et la retenue avec laquelle elle traite les horreurs du nazisme

Est-on une enquêtrice ou une archiviste, quand on cherche des gens morts depuis si longtemps ? interroge le livre. La question prend tout son sens, car Le Bureau d’éclaircissement des destins utilise les mécanismes du roman policier pour livrer une plongée effroyable dans l’histoire. Le talent de Gaëlle Nohant s’exprime à travers la sensibilité, la pudeur et la retenue avec laquelle elle traite les horreurs du nazisme, sans jamais édulcorer celles-ci et en s’y confrontant frontalement. Elle arrive ainsi à mener de front le présent d’Irène, ses peines et joies intimes, et le passé traumatique du monde, sans que le quotidien de l’héroïne s’efface devant la violence indépassable du génocide industriel de l’Allemagne fasciste. C’est un tour de force, tant les camps nazis sont un trou noir à même d’absorber toute la lumière.