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Nein, Nein, Nein ! de Jerry Stahl : confronté au trou noir de l’histoire

Sorti le 2 janvier 2013 aux éditions Rivages. Traduction : Morgane Saysana

Par Benjamin Fogel, le 10-01-2023
Littérature et BD

Quelque temps avant l’épidémie de Covid 19, Jerry Stahl – écrivain (9 romans et récits, dont ses mémoires adaptées au cinéma par David Veloz en 1998, sous le titre Permanent Midnight) et scénariste pour la télévision et le cinéma (Alf, Twin Peaks, Bad Boys 2…) –, confronté à son troisième divorce et en pleine dépression, décide de partir en Europe de l’Est pour visiter les camps de concentration et d’extermination, dans le cadre d’un tour opérateur. Objectif de la démarche : étouffer son mal être sous le poids tragique de l’histoire. Réalité du projet : deux semaines à côtoyer la mort entouré de touristes fantasques, décérébrés ou angoissés, parfois les trois en même temps, dont l’auteur ne s’exclut jamais, voire au sein desquels il trouve parfaitement sa place. À l’origine, carnet de bord réalisé pour Vice, le récit de ce voyage a peu à peu muté pour devenir Nein, Nein, Nein !, publié en France par Rivages et traduit par Morgane Saysana.

Plongé dans l’horreur nazie, Jerry Stahl s’interroge sur comment rendre hommage aux victimes

Plongé dans l’horreur nazie, Jerry Stahl, l’un des rares Juifs parmi les touristes, s’interroge sur comment rendre hommage aux victimes et respecter les morts, sans nier la réalité de ses émotions propres. L’auteur analyse ce qu’il devrait ressentir vs ce qu’il ressent, le tout empli d’humour et de culpabilité juifs. « C’est mon métier, explique-t-il. […] Cultiver l’aspect “foufou” des choses, le côté fun de la vie, en dépit des circonstances. Souriez si vous avez envie de chanter en chœur quand votre cœur s’émiette, et maintenez ce rire le plus longtemps possible. » Mais comment réagir quand les circonstances en question sont celles de la Shoah ?

Impossible alors pour Jerry Stahl de parler des camps de la mort après tout ce qui a été dit et écrit dessus sans opter pour l’approche la plus personnelle possible, même si celle-ci doit s’accompagner de ses blagues ratées, d’anecdotes déplacées, le tout parasité par son mal être intime. Tout ce que produit l’auteur – une vanne, une pensée, un geste courageux – débouche sur un regret, une honte, voire une pulsion suicidaire.

Jerry Stahl s’en veut d’avoir envie de pisser à Auschwitz, d’avoir peur de prendre un coup de soleil. Il méprise l’ignorance et la bêtise des autres touristes, ceux qui s’exclament tout haut que les fours où l’on brûlait les corps ressemblent à des fours à pizza, tout en étant lui-même traversé par des pensées idiotes. Tout cela risquant de le mener à « Un burn out à base de camp de concentration ».

Le texte mélange passages historiques, journalisme gonzo et autobiographie

Le texte mélange passages historiques, journalisme gonzo et autobiographie. Ancien addict à la drogue, Jerry Stahl écrit comme s’il était sous acide. Il digresse, expose des réactions de personnages dénuées de sens, à la lisière de l’absurde. Il se répète, ne respecte pas sa propre chronologie, opte pour le foisonnement – « Coupez-moi si j’en ai déjà parlé », nous dit-il parfois. Mais ce bordel textuel disparaît soudainement quand il se cogne à l’Holocauste, comme si cette indépassable abomination était la seule chose au monde à même de canaliser la folie de l’auteur, à le ramener sur terre, vide tout humour, obligé de raconter avec précision et sérieux les atrocités de l’histoire.

Hilarant, déconcertant, gênant – le chapitre « Gueuleton post-traumatisme » sur le snack qui ravitaille les touristes qui visitent Auschwitz via une carte dénuée de plats kasher,  et où le cochon est à l’honneur, est édifiant – Nein, Nein, Nein ! montre en filigrane comment on peut être choqué par l’humour juif sur la Shoah, alors que dans le même temps, on tolère son exploitation commerciale (tourisme, magasins souvenirs…) Mais le texte n’est pas vindicatif pour autant. Au contraire, Jerry Stahl ne juge pas. À l’heure de la recrudescence du néonazisme en Allemagne et ailleurs, il s’interroge sur comment guérir collectivement de ce traumatisme, et comment celui-ci peut nous amener à plus d’empathie pour l’ensemble des martyrs du monde. Bref, un immense chaos sombre dont finit par jaillir la lumière.