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Le Passager et Stella Maris de Cormac McCarthy : la fiction perpétuelle

Respectivement traduits par Serge Chauvin et Paule Guivarch, publiés les 03 mars et 5 mai 2023 aux éditions de l’Olivier.

Par Benjamin Fogel, le 02-05-2023
Littérature et BD

Le Passager prend place en 1980 : Bobby Western, ancien physicien, qui a dilapidé la fortune de sa grand-mère pour devenir pilote de Formule 2, est désormais plongeur, enchaînant les missions risquées pour retrouver, en eaux profondes, objets et corps immergés. Lors d’une opération, il pénètre dans un avion qui s’est crashé au fond de l’océan. La boîte noire a disparu. Le manifeste de vol compte 10 passagers pour seulement 9 corps retrouvés. Des hommes du gouvernement interrogent Bobby sur ce passager manquant, cambriolent son appartement, en font une cible recherchée, alors que les documents personnels de son père décédé, scientifique qui a travaillé sur le projet Manhattan au côté de Robert Oppenheimer, se sont également volatilisés.

L’action semble lancée et le titre du livre explicité : il s’agira de découvrir qui est le 10ème passager, au cœur d’un récit qui raccrochera les wagons avec l’histoire personnelle de Bobby. Il n’en sera rien. Portant le deuil de sa sœur Alicia Western, qui s’est suicidée une dizaine d’années plutôt, Bobby passe ses journées dans des bars, à philosopher avec ses amis, à questionner un collègue sur son expérience de la guerre du Vietnam, à chercher du réconfort platonique auprès d’une proche transgenre, à visiter sa grand-mère Ellen, seul membre de sa famille encore vivant, à l’exception d’un oncle dément. Héros de roman noir sans raison de vivre, c’est à peine s’il tentera de résoudre l’affaire. La fuite en avant de Bobby est entrecoupée des discussions de sa sœur, Alicia, atteinte d’une maladie psychologique inconnue, avec ses amis imaginaires, et en particulier un nain, qui possède des nageoires à la place des bras, nommé le Kid.

Le Passager et Stella Maris deviennent une illustration de l’expérience physique du Chat de Schrödinger et une schématisation du Ruban de Möbius

Stella Maris se déroule, lui, en 1972 alors qu’Alicia Western, âgée de 20 ans, est internée dans l’institut psychiatrique du même nom. Il contient 250 pages de séances entre Alicia et son psy, le Dr. Cohen, où la jeune femme revient sur sa carrière précoce de mathématicienne, qui l’a amenée à côtoyer les plus grands génies du siècle, ainsi que sur son histoire d’amour impossible – un amour chaste et puissant – avec son frère Bobby. Si ce second texte n’a pas pour rôle d’éclaircir les zones d’ombres de la trame du Passager, il donne toute sa dimension intellectuelle au projet global, au point de rendre impossible l’analyse du premier sans avoir lu le second.

Au tout début du Passager, page 17, alors que le lecteur n’a pas encore trouvé ses marques, le Kid dit à Alicia : « Qu’est-ce que tu crois ? Qu’à la dernière minute le petit Bobby la Bourlingue va se réveiller d’entre les morts pour voler à ton secours ? Avec ses éperons d’argent et tout le bastringue ? Il est hors du coup, Marie Lou. Depuis qu’il s’est enrubanné la tête dans son bolide. » Stella Maris débute avec une sentence similaire, page 11, racontée par la jeune femme à son psy : « J’avais quitté l’Italie. Où mon frère était dans le coma. On voulait absolument que je donne l’autorisation de le débrancher. Que je signe les papiers. Alors j’ai fichu le camp ». Dès lors, les enjeux changent. Le Passager et Stella Maris, portés respectivement par l’ex-physicien, Bobby, et l’ex-mathématicienne, Alicia, deviennent une illustration de l’expérience physique du Chat de Schrödinger et une schématisation du Ruban de Möbius, bande repliée sur elle-même, conceptualisée par les mathématiciens Möbius et Listing.

Dans un premier temps, en 1972, Bobby Western, dans le coma, est simultanément vivant et mort, dans le sens quantique exposé par Schrödinger. Les deux textes ne permettront jamais de trancher entre un état ou l’autre. En 1980, soit Bobby est sorti du coma et a repris sa vie, faisant du Passager un récit réel ; soit Bobby est toujours entre la vie et la mort, tout le livre se déroulant dans son cerveau, ce qui expliquerait à la fois la difficulté pour l’histoire de résoudre ses propres énigmes, et la rencontre dans le « monde réel » entre Bobby et le Kid, personnage créé par sa sœur ; ainsi que l’idée inconcevable qu’Alicia se soit suicidée alors qu’il y avait encore une chance que son frère sorte du coma. Mais, et c’est là qu’intervient le cycle infini du Ruban de Möbius : si Bobby est toujours dans le coma, cela signifie qu’Alicia ne s’est pas suicidée et qu’elle est probablement coincée à Stella Maris, attendant son réveil ; mais si elle ne s’est pas suicidée, le deuil de Bobby – et donc l’histoire du Passager – n’aurait aucun sens. « L’expérience, répétée ad-ce-que-vous voulez, montre qu’une seule particule peut passer en même temps par deux ouvertures distinctes », nous dit-on dans Stella Maris. Il s’agit peut-être là du mantra des deux romans.

Une version physico-mathématique de Roméo et Juliette de Shakespeare

Il faut alors voir le diptyque comme une version physico-mathématique de Roméo et Juliette de Shakespeare : l’histoire d’amour, tragique et impossible, entre un frère et une sœur, qui chacun porte le deuil de l’autre, alors que leur âme sœur l’attend dans une autre dimension quantique du monde. Le « passager » du titre n’a donc rien à voir avec le crash de l’avion. Le « passager » est simultanément Bobby et Alicia, deux êtres qui voyagent entre les strates des possibles, avec l’espoir fou, qu’ils conçoivent à peine, de se retrouver un jour – Alicia dira d’ailleurs au Dr. Cohen que mathématiquement, on ne peut pas réduire la probabilité de l’existence d’une vie après la mort à zéro.

John Sheddan, un ami de Bobby, lui dit : « Le temps et la perception du temps. Deux choses très différentes, j’imagine. Tu as dit un jour que le terme même d’instant T était une contradiction puisqu’une chose ne saurait exister qu’en mouvement. Que le temps ne saurait être circonscrit dans une brièveté qui contredirait sa définition même. » Le Passager et Stella Maris ne peuvent pas se comprendre comme une succession de moments chronologiques. Il faut les prendre comme un tout, perpétuellement en mouvement, qui boucle sur lui-même – l’idée de mouvement perpétuel se traduit aussi dans les deux romans par l’absence de tiret pour initier les dialogues, qui s’enchaînent en continu.

En s’éloignant l’un de l’autre, Bobby et Alicia ne font que se rapprocher, pour s’éloigner à nouveau dans un cycle infini

Le Passager et Stella Maris – et leur deux personnages principaux – fonctionnent comme des aimants qui s’attirent et se repoussent. En s’éloignant l’un de l’autre, ils ne font que se rapprocher, pour s’éloigner à nouveau dans un cycle infini. À ce titre, les magnifiques couvertures de la version française des livres, aux Éditions de l’Olivier, synthétisent les enjeux : si on les place dans l’ordre chronologique, Bobby et Alicia s’éloignent, mais si on les replace dans leur ordre de sortie en librairie, Bobby et Alicia se rapprochent.

Alice et Bobby sont les facettes d’une même pièce, qui contre toute attente est la réalité – mais une réalité abstraite : la première incarne le côté face (les mathématiques), le second le côté pile (la physique). Ces deux disciplines ont pour particularité de pouvoir expliquer le monde et, dans un même mouvement, le rendre indicible. C’est ce qu’il se passe avec Le Passager et Stella Maris : on sort de la lecture avec simultanément l’impression de mieux cerner le sens de l’existence, et en même temps avec la sensation d’avoir perdu tous ses repères. C’est ce qu’il faut comprendre quand Alicia raconte que le mathématicien Gröthendiek parvient à « un niveau d’abstraction logique totalement original » : il est question à la fois du monde dans lequel se déroule le livre, et du livre en lui-même.

Contrairement aux apparences, Le Passager et Stella Maris pourraient bien être des romans post apocalyptiques, qui partagent plus de liens avec La Route, le chef-d’œuvre de Cormac McCarthy, qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Les deux livres sont hantés par le bombardement atomique d’Hiroshima, qui est une apocalypse en soi, et dont le père de Bobby et Alicia est à l’origine. L’explosion constitue le fait générateur des deux romans et le début de la dégradation de la réalité. La figure du père et le questionnement de ses actions planent sur les textes comme un spectre.

Une réflexion inouïe sur le sens de la vie, sur la réalité et la fiction

Dans ce monde ravagé, Le Passager et Stella Maris proposent une réflexion inouïe sur le sens de la vie, sur la réalité et la fiction. Cormac McCarthy nous dit que peu importe la vie ou la mort, peu importe la réalité ou la fiction, nous sommes portés par les mêmes histoires. Quelle différence existe-t-il entre les conversations que Bobby entretient dans les bars avec ses amis fantasques et celles que sa sœur développe avec ses amis imaginaires ? Dans Le Passager, Odier est mort, Broman perd la tête, John Sheddan est en bout de course. Tout se délite. Bobby est le seul point de stabilité. Dans Stella Maris aussi, Alicia, bien que considérée comme instable, constitue le seul point fixe. Dans un monde fou en pleine déliquescence, seuls les conteurs peuvent maintenir la cohérence, et ce indépendamment de leur statut propre. D’ailleurs Alicia explique bien au Dr Cohen qu’elle ne voit pas des personnes, mais des personnages, tandis que dans Le Passager, on peut lire : « Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaires et qu’une fois qu’ils seront tous morts il n’y aura plus de différence. »

Le Dr. Cohen parle avec Alicia dans l’espoir que les mots maintiendront sa patiente en vie. C’est peut-être aussi ce que fait Cormac McCarthy avec Le Passager et Stella Maris : écrire pour rester vivant. Mais il le fait en s’inscrivant dans une histoire, fictionnelle ou réelle, de notre monde. Il mélange les constructions à la William Faulkner, les mystères policiers d’Edgar Allan Poe, la folie de Thomas Pynchon – notamment lors des phases d’hallucination d’Alicia –, les dialogues minimalistes mais ultra significatifs d’Ernest Hemingway, l’autodestruction du récit chère à David Foster Wallace, le récit des grandes affaires politiques à la James Ellroy – confer l’histoire de l’assassinat de John et Robert Kennedy, dans laquelle Oswald n’aurait été qu’un pantin –, ou encore la monstruosité de H.P. Lovecraft – la folie d’Alicia débute avec un rêve où elle entrevoit des sentinelles garder une porte au-delà de laquelle se trouve une puissance maléfique, nommée l’Archatron. C’est un peu comme si Cormac McCarthy, à l’aune de la mort, tentait le tout pour le tout et intégrait tous les grands auteurs américains dans un diptyque unique, pour créer l’œuvre la plus emblématique de son époque. Face à cette ambition impossible, Alicia répondrait que la probabilité qu’il ait réussi est loin d’être nulle.