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La Mer de la Tranquillité d’Emily St. John Mandel : multiplication des contre-vies

Sortie le 23 août 2023 aux éditions Rivages, traduit par Gérard de Chergé

Par Benjamin Fogel, le 10-07-2023
Littérature et BD

Dans L’Hôtel de verre, son précédent roman, Emily St. John Mandel explorait l’univers parallèle que représente le monde de la finance, avec pour fil conducteur la notion de « contre-vie », à la fois vie alternative, projection de soi dans le futur, et dédoublement psychologique lié aux destins que l’on aurait pu choisir. La Mer de la Tranquillité, son sixième roman, en est en quelque sorte une extension. Non seulement il offre un nouvel angle de lecture à la « contre-vie », mais il en constitue aussi une suite, ou plutôt un pas de côté inattendu.

La Mer de la Tranquillité expose le multivers de l’autrice canadienne

La Mer de la Tranquillité expose le multivers de l’autrice canadienne, à travers quatre personnages à quatre époques différentes : Edwin St. John St. Andrew, expatrié au Canada, aïeul potentiel de St. John Mandel, en 1912 ; Mirella, la meilleure amie de Vincent, l’héroïne de L’Hôtel de verre, en 2020 ; Olive Llewellyn, autrice de romans, en 2203 ; et Gaspery Roberts, apprenti voyageur dans le temps en 2401. L’ensemble du livre est une synthèse, volontairement conçue comme telle, de tout ce qu’est l’écrivaine, au point qu’il pourrait être lu comme la « contre-vie » d’Emily St. John Mandel.

Structuré comme Station Eleven, son best-seller, il met en scène l’autrice sous les traits d’Olive Llewellyn. Écrits pendant le confinement, les passages centrés sur Olive, bien que se déroulant dans le futur, sont autobiographiques et racontent les tournées promotionnelles réalisées par Emily. Olive y est en pleine promotion de Marienbad, roman dystopique sur une épidémie, version alternative de Station Eleven, qui va être adapté au cinéma alors qu’elle a déjà sorti depuis deux autres romans – le tout en écho à l’adaptation en série de Station Eleven par Patrick Somerville pour HBO Max. Lors d’un débat, au moment des questions du public, une personne dit à Olive : « J’ai été déroutée par votre livre. Il y avait tous ces fils narratifs, tous ces personnages et j’attendais plus ou moins qu’ils finissent par se rejoindre, mais non […] J’étais là à me dire “Hein ? Est-ce qu’il manquerait des pages ?” » Piquée au vif par ce commentaire qui a sûrement été posé dans la réalité au sujet de L’Hôtel de verre, Olive/Emily fait rentrer Vincent dans la narration pour étoffer le roman en question. Pour autant, La Mer de la Tranquillité ne vient pas résoudre le grand mystère relatif à la fin de L’Hôtel de verre, il vient expliquer un point secondaire, tel un pied de nez ironique aux reproches faits à l’œuvre dense et mystérieuse de Mandel.

Un objet pop délicieux, qui multiple les incursions méta

Comment Emily St. John Mandel peut-elle réussir à faire cohabiter dans un même texte des chapitres autobiographiques, une irruption dans son précédent roman, et ce qui pourrait être l’histoire de son ancêtre ? La réponse est : grâce au voyage dans le temps. S’inscrivant complètement dans le genre, de Retour vers le futur de Robert Zemeckis (1985) à L’Armée des 12 singes de Terry Gilliam (1996), La Mer de la Tranquillité est un texte sérieux, à prendre au premier degré, qui aborde avec douceur et intelligence le sens de la vie, le destin du monde et l’aventure collective des humains. Mais c’est également un objet pop délicieux, qui multiple les incursions méta. Le résultat est brillant et fonctionne que l’on y voit un roman moderne, une fantaisie SF ou un autocommentaire réflexif sur l’œuvre de l’autrice. Bref, une nouvelle pierre essentielle d’une œuvre indispensable. Traduit par Gérard de Chergé, qui est derrière l’intégralité des versions françaises d’Emily St. John Mandel.