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Les Perfections de Vincenzo Latronico : une histoire de la génération Y

Sortie le 6 avril 2023 aux éditions Scribe – traduit par Romane Lafore

Par Benjamin Fogel, le 12-07-2023
Littérature et BD

Dans Les Choses (1965) de Georges Perec, Jérôme et Sylvie, parisiens, réalisent des enquêtes d’opinion, embrassant la modernité, tout en restant à la lisière de celle-ci à cause de leurs revenus modestes et de leur incapacité à changer de classe. En quête de liberté, désireux d’être au cœur du monde, mais soumis au matérialisme, aux apparences et aux modes, ils se retrouvent confrontés à leur impuissance et au vide de l’existence. Dans Les Perfections (2023), Vincenzo Latronico déplace Jérôme et Sylvie au XXIe siècle, à Berlin, sous le nom de Tom et Anna, vingtenaires italiens. Tout comme dans Les Choses, le couple, dont les deux membres sont interchangeables, n’a volontairement aucune personnalité et est étudié tel un échantillon représentatif d’une tendance sociale. Si le roman de Georges Perec est sous-titré Une histoire des années soixante, celui de Vincenzo Latronico pourrait s’intituler Une histoire des années 2010 ou Une histoire de la génération Y.

Tom et Anna sont un objet d’étude, dont la description emprise de cynisme ne tombe jamais dans le mépris

Tom et Anna sont designers. Ils travaillent en free-lance de chez eux, leur appartement transformé en open space familial, les yeux focalisés toute la journée sur Photoshop, Indesign et leur boîte mail, mais l’esprit sans cesse interrompu par des stories Instagram et des notifications Facebook. Ils sont riches et privilégiés, mais se considèrent toujours en deçà de ce qu’ils pourraient être, avec l’intuition que tout pourrait disparaître du jour au lendemain, avec le déclassement comme épée de Damoclès au-dessus de leur tête, et la conviction de rester précaire malgré tous leurs signes de richesse – financière et culturelle – extérieure. Ils ont peur d’être contents de s’être contentés. Ils appartiennent à une génération où tout le monde aspire à sortir de la masse, si bien que personne n’en sort. « Naturellement, de la même façon que les différenciations graphiques qu’ils vendaient à leurs clients étaient les mêmes que celles vendues à des milliers de clients par des milliers de créatifs à travers tout l’Occident, une aspiration identique à une vie différente animait des milliers d’autres représentants du même segment socio-économique au sein de leur génération », écrit Latronico.

Dans un monde où le niveau du débit internet devient le maître étalon de la capacité à habiter un lieu, Tom et Anna n’arrivent jamais à être heureux sur le long terme. Leur magnifique appartement est en bordel, leurs relations sexuelles ne sont pas à la hauteur de la fantaisie attendue, les relations amicales pas aussi intenses qu’elles pourraient l’être, le quotidien trop répétitif. Chaque changement de vie est gâché par l’idée qu’il aurait pu être fait plus tôt, tandis que les mauvais moments, avec le recul, s’avéreront être des belles expériences dont on n’a pas su profiter.

La force des Perfections et de l’enquête sociologique qu’il propose se trouve dans la parfaite distance trouvée par l’auteur. Tom et Anna sont un objet d’étude, dont la description emprise de cynisme ne tombe jamais dans le mépris. La difficulté à trouver le bonheur, qui caractérise le couple, ne constitue pas une spécificité dont se moque Latronico. Tom et Anna veulent être différents alors qu’ils constituent un archétype de classe. Nous voudrions voir dans ces personnages un sujet éloigné, dont nous ne partageons ni les défauts ni les aspirations. Mais à l’image des deux protagonistes, nous sommes également comme tout le monde, souffrant des mêmes maux, des mêmes incapacités et des mêmes réflexes générationnels.

Une manière de dire que nos vies sont simultanément ridicules et touchantes

Cet entre-deux – entre cynisme et affection – est résumé par cette phrase du roman sur le rapport de la génération Y aux réseaux sociaux : « Les sociologues de cinquante ans, aveuglés par leur propre expérience, parlaient de narcissisme. Les vulgarisateurs en neurosciences avaient recours au lexique de la dépendance aux drogues et aux sucres, à celui de la dépression. Anna et Tom y voyaient des simplifications de technophobes. Ils sentaient que ce n’était pas ça. Mais ce n’était pas non plus pas ça. » Une manière de dire que nos vies sont simultanément ridicules et touchantes.

Atout final des Perfections : sa langue précise et détaillée, vide de tout oripeau, sans manquer de sensibilité, sublimée par la traduction de Romane Lafore, à qui l’on doit aussi le magnifique Belle infidèle (Stock, 2019).