Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Malgré toute ma rage de Jérémy Fel : un monde gangréné

Sortie le 23 août 2023 aux éditions Rivages

Par Benjamin Fogel, le 03-07-2023
Littérature et BD

Manon et Thaïs appartiennent à la famille Delage, groupe d’édition dirigé d’une main de fer par Philippe Delage, patriarche irascible. Issues de ce milieu ultra privilégié, les deux cousines, qui n’ont pas encore dix-huit ans, partent en vacances dans une magnifique villa, qui longe l’océan Atlantique, au Cap en Afrique du Sud, accompagnées de leurs deux meilleures amies, Juliette et Chloé. Soucieuses d’être des touristes modèles, qui profitent de leur bonheur tout en découvrant un autre pays, elles multiplient les maladresses et les imprudences, jusqu’à la disparition de l’une d’entre elles, retrouvée sauvagement assassinée. Dès lors se confrontent le deuil familial à Paris et l’enquête en Afrique, menée par le policier Wayde Masekela, abîmé par la vie, qui tente de se racheter une place dans la société, après avoir détruit sa propre famille.

Malgré toute ma rage décrit un monde vicié, dont tous les lieux sont rongés par le mal et les principes de domination

Malgré toute ma rage, l’immense nouveau roman de Jérémy Fel, décrit un monde vicié, dont tous les lieux sont rongés par le mal et les principes de domination. « L’histoire démontre sans cesse que dès que l’homme a la possibilité de répandre le mal à l’abri des lois, jamais il n’y renonce, toujours il s’épanche », écrit l’auteur. Quasi tous les personnages du roman sont monstrueux. Pire, la majorité d’entre eux, focalisés sur la corruption d’autrui, n’ont aucun recul sur leurs propres vices, et légitiment leurs actions au regard des saloperies du reste du monde. Se glissant dans leur peau, Jérémy Fel les montre dans toute leur complexité, sans les absoudre, mais sans les moquer plus que nécessaire. À ce titre, ses protagonistes adolescents ne passent jamais pour plus intelligents qu’ils ne sont. Leurs rêves, leur naïveté, leurs prises de conscience sont exposés à hauteur de leur niveau de maturité.

C’est un roman gangréné par le patriarcat toxique, les agressions sexuelles, l’inceste et la manière dont les bourreaux manipulent leurs victimes, pour toujours s’en sortir. Qu’il s’agisse de la famille, du monde de l’édition ou de la vie des expatriés, tous les cercles sont touchés. Les personnes qui souffrent ici, de Paris au Cap, ne se retournent pas contre leurs agresseurs, mais désorientées par ces derniers, propagent le mal en s’en prenant, à leur tour, à des innocents, ou en cherchant des boucs émissaires pour justifier l’impensable. C’est une boucle sans fin. Une tristesse sans issue. Il faut prolonger les paroles de la chanson dont s’inspire le titre du livre – « Bullet with Butterfly Wings » des Smashing Pumpkins – pour en connaître les enjeux : « Despite all my rage, I am still just a rat in a cage » ; « Malgré toute ma rage, je ne suis qu’un rat dans une cage. »

C’est une boucle sans fin. Une tristesse sans issue

Nous sommes les chasseurs, le précédent roman de Jérémy Fel, proposait une cartographie du mal, chacun des 10 chapitres explorant comment il se distillait au niveau politique, social, intime ou encore fantastique. Les 7 chapitres de Malgré toute ma rage, chacun raconté du point de vue d’un des 7 personnages principaux, s’intéressent, eux, à la granularité de ce mal. Du racisme ordinaire aux mesquineries quotidiennes, des souffrances psychologiques aux plus abjects sévices physiques, le récit se laisse lui-même contaminer. Comme si Jérémy Fel cherchait l’extrême limite du mal en fiction, celle également recherchée par Stephen King, celle qui si elle était franchie ferait basculer l’horreur vers autre chose – le grotesque, le trop-plein, la bouffonnerie malaisante. Tout le talent de l’auteur réside alors à doser, à avancer par à coup, à ne jamais lâcher la main du lecteur, pour tous ensemble à la fin, s’arrêter au bord du précipice, le sang glacé et le cœur serré.

Si cette mécanique fonctionne si bien, c’est parce qu’il y a toujours des moments dans les romans de Jérémy Fel où la logique du mal s’enraye, où la descente aux enfers proposés par le texte, se retrouve stoppée net par une incursion inopinée de la beauté, qu’elle soit de nature artistique, qu’elle découle de l’amour d’un fils pour sa mère, ou de la manifestation soudaine de la tendresse envers les plus faibles. Ici, le chapitre consacré à Arthur, le frère de Manon, ou encore la scène avec le trio sensuel composé par Thaïs, son ami Charlie et Stéphane, un infirme moteur cérébral, illuminent le livre, lui permettent un pas de côté, qui n’est pas une respiration, mais une proposition d’échappatoire, un autre chemin à suivre, une fuite vers un ailleurs.