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N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude : l’explosion anarchiste

Sortie le 27 septembre 2023. Durée : 2h45.

Par Erwan Desbois, le 27-09-2023
Cinéma et Séries

Le prolifique cinéaste roumain Radu Jude est encore trop peu connu en France, certainement car sa carrière festivalière n’est encore jamais passée par Cannes – en dehors d’une sélection de son premier film, La fille la plus heureuse du monde (2009), dans la section parallèle de l’ACID, après être déjà passé à Berlin –, alors qu’il a obtenu de multiples récompenses plus à l’Est : à Berlin justement, mais aussi Locarno ou Karlovy Vary. Adepte de titres en forme de maximes ou citations incisives (Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares, Bad Luck Banging or Loony Porn), Jude signe avec N’attendez pas trop de la fin du monde, son huitième long-métrage de fiction (sans compter ses nombreux courts et documentaires), son œuvre assurément la plus radicale, qui fait cohabiter, entre mille autres choses, la grande Histoire de Peu m’importe… et les petits écrans de Bad Luck Banging…. Il s’agit plus généralement d’un film de collages au sens propre : le cinéaste accole, en laissant les jointures volontairement apparentes, des images dont les époques, les moyens de production, la qualité esthétique, la respectabilité artistique sont aussi disparates que possible. Ces images ne sont pas réunies en amont, par leurs sources, mais en aval, par le propos d’ensemble qu’elles servent – un portrait grimaçant de notre époque, lessiveuse qui éreinte ses classes populaires à force d’injonctions contradictoires, de mépris de l’existence et de dévoiement de la parole.

La double violence infligée par la pointe effilée de la pyramide socio-économique à sa large base : violence physique immédiate, et violence mentale insidieuse

La durée hors normes du long-métrage – 2h45 – fait partie intégrante de son programme d’épuisement physique de son public. On ressort de la séance vidé, dans un état aussi proche de celui de l’héroïne, Angela, que ce que peut accomplir la simple projection d’un film. Larbin anonyme, comme il en existe des millions à travers le monde, du système économique libéral moderne, Angela est une assistante dans une société de production audiovisuelle roumaine, à laquelle un conglomérat industriel européen a sous-traité la réalisation d’un spot de communication interne sur l’importance du respect des règles de sécurité au travail. Une de ses journées de travail, où on la suit en train de sillonner Bucarest, en long, en large et en travers, de l’aube à la nuit tombée, est le fil rouge principal du récit. Femme à tout faire, située tout en bas de l’échelle, elle exécute tant bien que mal les tâches qui ruissellent par la cascade hiérarchique jusqu’à elle : récupérer du matériel, aller chercher quelqu’un d’important à l’aéroport, faire le casting des candidats au film publicitaire en se déplaçant au domicile de chacun pour les filmer elle-même. Cette partie de N’attendez pas trop… suffit à exposer la double violence infligée par la pointe effilée de la pyramide socio-économique à sa large base. Violence physique immédiate (Angela est à bout de forces, luttant contre la supplique de son corps de se reposer), et violence mentale insidieuse, qui se diffuse tel un lent poison, contenant l’incohérence hypocrite de la marche de ce monde. Non seulement une assistante maltraitée et sous-payée accomplit tout le travail préparatoire d’un spot sur la sécurité au travail, mais ledit spot se révèle être de toute évidence, au fil des entretiens, une pure opération de communication cynique d’une entreprise visant à se donner le beau rôle contre ses propres employés. Les accidents du travail dont on prend connaissance n’ont rien à voir avec un non-respect individuel des règles, et tout à voir avec les conditions de travail, confinant à l’exploitation et au chantage, imposées par la hiérarchie aux ouvriers – exactement comme cela se reproduit avec Angela, bouclant une boucle infernale et sordide.

C’est sur cette trame que Jude ajoute ses collages, tous cohérents (aucun n’est gratuitement intégré au récit) et tous baroques et étonnants. N’attendez pas trop… multiplie les interludes, et les interludes en supplément des interludes, jusqu’à donner à ces ajouts un poids égal à celui de l’histoire centrale. Les trajets automobiles d’Angela d’une mission à l’autre ne sont pas de simples transitions, mais des scènes à part entière, dont la férocité – héritée des interactions et des rapports de force entre les conducteurs, et entre leurs véhicules – rappelle le chef-d’œuvre ravageur de Jean-Luc Godard Week-end, qui comme le film de Jude observait depuis l’habitacle d’une voiture une société (la France de l’avant-mai 68) arrivée à son point de rupture. En découle dans les deux cas un double mouvement d’explosion et d’implosion de la société, de ses valeurs, ses références et représentations, traduit à l’écran par un geste nihiliste, anarchiste – punk, même si le terme n’existait pas encore au moment de la réalisation de Week-end. Angela consacre ses pauses fugaces à l’enregistrement de vignettes postées sur Instagram, aussi sciemment laides sur la forme que dans le fond. Un filtre Instagram appliqué grossièrement lui permet de prendre les traits d’un alter ego masculin et masculiniste grossier, qui éructe sans interruption des horreurs alt-right (misogynes, racistes, complotistes, antisémites et l’on en passe) semblables à celles qui inondent les réseaux sociaux et certaines chaînes d’info en continu.

Un double mouvement d’explosion et d’implosion de la société, de ses valeurs, ses références et représentations, traduit à l’écran par un geste punk

Ces sketchs incommodants sont une des formes que prend la réflexion, à la fois joyeusement vulgaire et profondément pertinente, de N’attendez pas trop… sur les portes ouvertes par les nouvelles technologies dans la manipulation des images. Car les suprémacistes blancs et machos ne sont qu’une partie – et la plus aisément identifiable et condamnable – du flux massif de contenus mensongers, occultant le réel derrière une façade factice servant des intérêts particuliers et nuisibles. Une autre part de ce flux est entre les mains du pouvoir, dont la qualification a évolué avec le temps – hier politique, aujourd’hui économique – sans égratigner son caractère autocratique. Jude le montre par deux voies parallèles. D’une part, il juxtapose à l’odyssée d’Angela des extraits d’un film qui en est le faux jumeau d’une autre époque : Angela merge mai departe (1981), qui suit une autre femme au volant d’un véhicule – son taxi – dans les rues de Bucarest. Sous couvert de réalisme, ce film triche éhontément pour construire une image idyllique de la dictature roumaine d’alors.

La même quête obsessionnelle d’un discours lisse, sans aspérités afin de n’offrir aucune prise pour être critiqué, quitte à déformer la parole et l’expérience des premiers concernés (citoyens dans un cas, employés dans l’autre), se retrouve aujourd’hui chez le pouvoir capitaliste. Jude le met en évidence par un usage audacieux et inspiré des images de synthèse low cost accessibles à tous, pour le pire plus que pour le meilleur. Ici, c’est un fond vert portable qui permet de retravailler après coup le message d’une séquence, en l’absence et sans l’accord des personnes venues la tourner (et en faisant lors de son utilisation une référence à Bob Dylan qui enfonce le clou du cynisme en renversant totalement l’activisme de ce dernier ; plagier des moyens et en ignorer les fins originelles, un grand classique de la communication d’entreprise moderne). Là, c’est la composition incroyable du cadre pour une scène de conférence par Zoom, qui parvient tout à la fois à être déconcertante, belle, et à illustrer en une image, telle une peinture savamment agencée, la structuration actuelle du monde du travail. La présence des ouvriers accidentés du travail est réduite à des captures d’écran muettes sur smartphones ; les sous-traitants exploités s’agglutinent autour d’une table trop petite et d’un unique téléphone ; et les décideurs insaisissables sont littéralement rendus immatériels et supérieurs, par leur présence par grand écran interposé renforcée par le fond d’écran choisi – dans la scène, la représentante des dirigeants apparaît comme un être désincarné vivant dans les nuages au-dessus des gratte-ciel. Face à cette auto-sacralisation (miroir virtuel du palais délirant que s’était fait construire Ceausescu, rasant le quartier résidentiel que l’on voit dans Angela merge mai departe), ainsi qu’à l’appropriation des moyens de communication en plus de ceux de production, la réponse de Jude sous forme d’explosion punk permanente et inflexible est tout à fait fondée.