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La Version qui n’intéresse personne d’Emmanuelle Pierrot : le spectre complet de la vérité

Publié le 15 septembre 2023 aux éditions Le Quartanier

Par Benjamin Fogel, le 11-12-2023
Littérature et BD

Originaires de Montréal, Tom et Sacha sont comme frère et sœur. Inséparables depuis leur rencontre, ils ont grandi et évolué ensemble, avant de tout plaquer pour fuir vers l’extrémité du monde, dans le Yukon, territoire hostile, à l’est de l’Alaska, où la courbe du chômage grimpe aussi vite que celle des températures chute. À Dawson City, le couple d’amis fait front. Tom et Sacha mangent, dorment et survivent côte à côte, emportés par une vie saisonnière, où il s’agit de profiter de l’afflux de touristes l’été pour travailler et emmagasiner de quoi lutter contre le froid hivernal. Leur quotidien est fait de rencontres, de défonces, de rires et de musique. Ils trouvent leur place au sein de la communauté folk punk de la région. Un mouvement porté par des valeurs progressistes et une conscience aiguë des répercussions pour les populations locales de la ruée vers l’or du Klondike à la fin du XIXe siècle. « La mise en tutelle de Britney Spears, la déshumanisation des femmes par l’institution médicale » sont au cœur de leurs discussions. Ils causent « du mouvement #MeToo, du mariage gai, du harcèlement de rue. »

Un récit autobiographique consacré aux modes de vie alternatifs

Dans sa première moitié, La Version qui n’intéresse personne d’Emmanuelle Pierrot ressemble à un récit autobiographique consacré aux modes de vie alternatifs. Cherchant à donner l’impression qu’elle marche dans les pas des auteurs de la Beat Generation, Pierrot cite dans le texte les romans Sur la route de Jack Kerouac (1957) et Le Festin nu de William S. Burroughs, et le film Into the Wild de Sean Penn (2007), tels trois points de repère. Le nature writing s’immisce dans des scènes hallucinées, corrompues par la drogue et l’alcool. Tom et Sacha vivent dans des meublés insalubres ou dans des tentes. Ils adoptent une chienne-loup, nommée Luna. Ils se font des amis, se donnent rendez-vous dans les rares bars de la ville via les messageries instantanées des réseaux sociaux. Le lecteur progresse dans le texte, comme ses personnages dans la vie : aux hasards des nouvelles amitiés et des opportunités pour améliorer le quotidien.

Le piège se referme sur Sacha comme sur le lecteur

Mais au milieu du roman, tout bascule. Le piège se referme sur Sacha comme sur le lecteur. Après avoir installé son ambiance via des descriptions passionnantes de la vie des marginaux dans les terres reculées, La Version qui n’intéresse, porté par une langue sauvage, mute en un thriller psychologique, qui va gratter sous le vernis pour dévoiler l’ignominie du monde. Parce qu’elle a refusé de transformer son histoire d’amitié avec Tom en romance, Sacha va devenir une pestiférée démunie, à la merci de toutes et tous. « Dawson était le paradis, en dépit de preuves du contraire de plus en plus nombreuses, raconte Sacha. Ici comme n’importe où ailleurs, il y avait du conformisme, de la misogynie, de la haine. J’avais été incapable de le reconnaître. La violence dont j’avais été témoin, je l’avais excusée. Pendant huit ans, je m’étais crue autorisée à être pleinement moi-même, à être libre. Peut-être que ça n’avait jamais été vrai. » Peu importe comment évolue la société, les mécanismes de bouc émissaire et de construction du groupe social dans la détestation de personnes tierces constituent toujours un fondement malade des interactions humaines.

La version qui n’intéresse personne, c’est à la fois celle de Sacha, mais aussi celle du monde réel

À chaque page grimpe le sentiment d’injustice. Le jeu de faux semblants et la manière dont les protagonistes sourient à Sacha pour derrière lui planter un couteau dans le dos, le tout soutenu par une sournoise culture du viol, nous ébranle. C’est un roman écrit du point de vue de Sacha, qui sait combien ses mots peuvent contenir des biais de perception. Mais comme le titre l’indique, Sacha ne nous demande pas de prendre sa vérité pour argent comptant. Elle nous demande juste d’écouter sa version. Non pas pour remporter une victoire qu’elle n’obtiendra jamais, mais pour rappeler la nécessité de développer une vision d’ensemble, de déplacer la focale pour laisser l’empathie pénétrer nos cœurs dans une société où personne ne s’entend plus parler.

La version qui n’intéresse personne, c’est à la fois celle de Sacha, mais aussi celle du monde réel, où les fake news, les cabales et les procès en ligne font boule de neige pour devenir complotisme et remplacer la réalité. D’un roman sur des marginaux qui évoluent aux confins du territoire, Emmanuelle Pierrot a tiré une œuvre universelle, d’une tragique modernité.