Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Dolorès ou le ventre des chiens d’Alexandre Civico : l’ère de l’incommunicabilité

Publié en janvier 2024 aux éditions Actes Sud

Par Benjamin Fogel, le 28-01-2024
Littérature et BD

Dolorès Leal Mayor vient d’être arrêtée pour le meurtre d’une dizaine de personnes, chaque fois des hommes riches, ivres des possibilités offertes par leurs ressources financières, mais avec qui elle n’entretenait aucun lien. Depuis, la vendetta de Dolorès a engendré des vocations, incitant d’autres femmes à se dresser contre les symboles masculins du pouvoir, faisant d’elle l’ennemie publique numéro 1. Antoine Petit, psychiatre cocaïnomane, a été nommé par le juge d’instruction pour déterminer le profil psychologique de Dolorès, non pas parce qu’il est le meilleur, mais parce qu’il fera ce que la société souhaite : trouver une explication à ces gestes, qui ne remette pas en cause l’ordre établi.

Un monde où toutes les pistes pour améliorer la situation ont déjà été explorées

À partir de cette trame, Dolorès ou le ventre des chiens, le quatrième roman d’Alexandre Civico, pourrait se déployer autour de longues conversations entre Dolorès et Antoine, pétries de réflexion sur l’état de la société. Il n’en est rien, car le livre se déroule déjà dans le monde d’après : un monde rendu à l’incommunicabilité, un monde où toutes les cartouches ont déjà été tirées, où toutes les pistes pour améliorer la situation ont déjà été explorées. C’est un monde fracturé que raconte Alexandre Civico. Une société sans issue, où les citoyens et citoyennes sont obligés de choisir entre se taire – subir la vie avec l’autodestruction pour seul avenir – et partir en guerre contre le système, laissant s’exprimer la violence après l’échec de toutes les voies diplomatiques. Qu’ils marchent dans le rang (Zélie, la petite amie d’Antoine), qu’ils fuient la réalité (Antoine), qu’ils matérialisent leur mal-être (Dolorès), qu’ils recréent un système dans le système (Marion, la codétenue de Dolorès) ou qu’ils vivent par procuration (Pedro, ami du grand père de Dolores et ancien révolutionnaire, qui a combattu le fascisme espagnol), tous les personnages de Dolorès ou le ventre des chiens sont dans une impasse. « Juste la vie dégueulasse qui palpite et vrombit comme un essaim de mouches à merde », comme le dit Antoine.

Peu importe la vérité de Dolorès, personne ne l’écoute

Les femmes discernent dans l’action de Dolorès une révolte contre le patriarcat. Pedro y voit l’ultime chance d’un aboutissement de la révolution contre les puissants. Les institutions étatiques, quant à elles, y perçoivent les symptômes de la folie – ou du moins espèrent que la justice tranchera en ce sens. Peu importe la vérité de Dolorès, personne ne l’écoute, tout le monde plaque sur elle ses projections, ses conceptions, que la jeune femme est parfois obligée d’endosser.

Tout est politique. Toutes les causes sont politiques. Mais la difficulté de vivre a atteint pour ces personnages un tel stade que le sujet n’est plus là : « Vous ne comprenez pas. Un discours politique construit. C’est une connerie. Il n’y a que des cris. Ce corps, le corps des femmes est un palimpseste des gestes, des douleurs », dit Dolorès.

Sans complaisance, sans cynisme ou saillies gratuites, Alexandre Civico définit les contours de cette fissure et l’impossibilité apparente d’une réconciliation sociale. Il décrit à merveille combien Antoine, bourgeois blasé et drogué, archétype au sein de la littérature française, croit être le héros de ce récit, alors que c’est bien le nom de Dolorès qui apparaît sur la couverture du roman. C’est d’ailleurs peut-être le message ce texte sombre, intelligent et rugueux : si l’on veut s’en sortir collectivement, nous devons nous décentrer. Ne plus penser que nous sommes les héros de nos propres vies.