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La Bête de Bertrand Bonello : la passion sous contrôle

Sortie en salle le 7 février 2024. Avec Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda...

Par Benjamin Fogel, le 13-02-2024
Cinéma et Séries

2044 : Gabrielle Monier est persuadée qu’un danger guette, qu’une chose terrible va arriver. Pour s’intégrer au mieux dans la société et décrocher un emploi, elle se voit proposer un protocole de régulation émotionnelle. En plongeant ses patients dans la vie de leurs précédentes incarnations sur terre – selon une méthode proche de celle utilisée dans la saga Assassin’s Creed –, le procédé permet de comprendre les tenants et les aboutissants du mal-être, afin de se libérer de ses traumas, et trouver l’apaisement.

Une démarche psychanalytique, et une analyse macro, qui explore l’aseptisation des sentiments au fil du temps

Gabriella Monier va revivre des événements de 1910 et 2014. La Bête de Bertrand Bonello poursuit alors simultanément deux objectifs contradictoires : un parcours individuel, qui matérialise à l’écran une démarche psychanalytique, et une analyse macro, qui explore l’aseptisation des sentiments au fil du temps. Au niveau individuel, Gabrielle Monier découvre combien elle est hantée, de génération en génération, par une histoire d’amour non consommée avec Louis Lewanski, un jeune homme solitaire, sensible et taiseux. Cette peur qui l’anime n’est peut-être pas celle d’une catastrophe naturelle à venir – en sous-texte le film évoque l’écoanxiété –, mais de l’amour destructeur. Au niveau macro, on suit l’insensibilisation des corps et des âmes : les visages prennent d’abord la forme de masques de poupées, à l’expression neutre (1910), puis de poupées robotiques au regard angoissant (2014), pour enfin aboutir à des êtres qui ressemblent en tout point à des androïdes dirigés par une intelligence artificielle (2042).

La Bête expose notre avenir robotique

La Bête expose notre avenir robotique : notre quête vers l’abandon de nos émotions pour limiter le risque de souffrir, d’être blessé ou dévoré par nos obsessions. Pour autant, Bertrand Bonello ne porte pas de jugement sur ce glissement dystopique. Tout est ambivalent et ambigu, et c’est aux spectateur·rices de se positionner sur le bien-fondé ou non d’une telle évolution. Car au-delà de l’amour, La Bête révèle la face sombre des passions. La figure du solitaire romantique se transforme au fil du temps. Louis Lewanski, dont la solitude constitue en 1910 une caractéristique glamour et mystérieuse, devient en 2014 un masculiniste, qui tient les femmes et le féminisme pour responsable de son isolement et de sa misère sexuelle. La quête amoureuse conduit toujours Gabrielle Monier vers les abymes, au point de poser la question de la légitimité des sentiments dans son existence, source récurrente de ses malheurs.

La forme du film se superpose magnifiquement à son discours

Qui dit psychanalyse dit interprétation des signes et des messages. En revivant le passé, Gabrielle Monier va rencontrer une diseuse de bonne aventure, qui va prédire son futur, créant ainsi une boucle temporelle. Gabrielle va être confrontée à des images et des symboles, qui permettent au film de convoquer le cinéma de David Lynch et David Cronenberg, jamais gratuitement, afin d’opérer l’étrangeté de la plongée en soi. Et comme cette plongée en soi ne concerne pas que Gabrielle Monier, mais une réflexion générale sur le monde, la solitude, les masques que l’on porte et les rôles que l’on joue – en 2014, Gabrielle Monier est d’ailleurs actrice et se retrouve à jouer les scènes de sa propre vie –, Bertrand Bonello multiple les références au cinéma et s’amuse avec les genres – le film historique en 1910, le film d’horreur en 2014, la science-fiction en 2044.

Complexe et posant plein de questions sans imposer de réponses, La Bête est une œuvre généreuse, qui ne doit rien au hasard. Alors qu’il peut donner l’impression de se laisser guider par l’image et les sensations, tout y est en réalité calculé, pensé et signifiant. En cela, la forme du film se superpose magnifiquement à son discours. Une fantastique réussite.