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Du côté sauvage de Tiffany McDaniel : The Upside Down

Publié le 7 mars 2024 aux éditions Gallmeister, traduit par François Happe

Par Benjamin Fogel, le 24-04-2024
Littérature et BD

2014, au cœur de l’Ohio, dans la petite ville de Chillicothe, terre dévorée par la pauvreté, six femmes aux profils similaires – elles présentent toutes une addiction aux drogues dures et se prostituent, régulièrement ou occasionnellement, pour acheter leur came – sont portées disparues. La découverte du corps sans vie de quatre d’entre elles laisse planer le doute sur la présence d’un tueur en série qui sévirait dans les parages. Sur la base de ces crimes non élucidés, pour lesquels aucun suspect n’a été inculpé, Tiffany McDaniel construit un grand roman noir américain, prenant place dans ces territoires délaissés par les politiques, aux policiers corrompus, et où le sort des laissés-pour-compte, a fortiori s’il s’agit de femmes, n’intéresse personne.

700 pages durant, resituant l’action dans les années 1990, Du côté sauvage va suivre les jumelles Arc et Daffy, et leurs amies Thursday, Sage Nell, Violet et Indigo en décrivant un monde qui fonctionne sur deux plans distincts : la vie telle qu’elle devrait être avec ses joies, ses espoirs et la possibilité d’un bonheur, incertain mais qui reste un horizon offert à toutes et tous ; et « le côté sauvage », face sombre de l’existence, comme s’il s’agissait d’une dimension alternative – on pourrait presque penser au « monde à l’envers » dans la série Stranger Things –, mais qui n’est rien de plus que la triste condition humaine des femmes, condamnées par avance, à cause de leur genre et de leur misère, à une vie de souffrances.

Le « côté sauvage » s’immisce dans le livre via différentes modalités

Si la forme du roman appartient à la réalité connue, le « côté sauvage » s’immisce lui dans le livre via différentes modalités : des dessins d’araignées et de serrures ; le visage d’une femme qui se précise peu à peu à chaque début de partie, tel un portrait-robot qui émerge devant nous, mais qui ne serait pas celui du tueur, mais de la victime ; des rapports tragico-poétiques du médecin légiste du comté ; et bien sûr ces images et symboles, figures de style et métaphores, chers à Tiffany McDaniel, qui permettent de réinterpréter le monde.

La haine des hommes contre les femmes, et des institutions contre les pauvres sont trop fortes

Le côté sauvage ne possède aucune passerelle vers le joli côté. C’est une prison dont on ne peut pas s’évader. Mais, même en l’absence de lueur au bout de chemin, les femmes du roman s’efforcent de réparer le monde, et déploient des trésors d’ingéniosité pour rendre le quotidien vivable. Quand ces stratégies échouent, il ne leur reste que la drogue, présentée ici comme un Pharmakon, à la fois poison qui conduit dans une impasse, et remède octroyant une échappatoire temporaire à une vie qu’aucune bonne décision ne pourrait venir améliorer. Dans Du côté sauvage, s’en sortir n’est pas une question volonté. C’est tout bonnement impossible. La haine des hommes contre les femmes, et des institutions contre les pauvres sont trop fortes.

À l’image de ses héroïnes, Tiffany McDaniel essaye elle aussi de réparer le monde. Du côté sauvage permet non seulement de remettre en lumière les disparues de Chillicothe et de dépasser leur statut de victimes pour leur donner chair et désirs, mais aussi de faire jaillir la puissance de la sororité dans la plus anxiogène des obscurités.

Un immense roman contemporain

Entre son propos, ses trouvailles linguistiques et l’intensité de sa narration, Du côté sauvage est un immense roman contemporain, qui poursuit le travail de l’autrice entamé avec L’Été où tout a fondu et Betty, en poussant le curseur encore plus loin. Une sombre merveille aux éditions Gallmeister.