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La Pouponnière d’Himmler de Caroline de Mulder : la mort et la naissance

Publié le 7 mars 2024 aux éditions Gallimard

Par Benjamin Fogel, le 05-04-2024
Littérature et BD

Septembre 1944 en Bavière, à Heim Hochland, maternité modèle du régime nazi et usine à perpétuer la pureté de la race, Helga, une infirmière à peine majeure s’interroge sur le bien-fondé des actes de l’institution, tout en restant focalisée sur le bien-être des mères et des nouveau-nés. Renée, jeune tondue française rejetée par les siens et enceinte d’un soldat allemand parti au front, vient, elle, de trouver refuge dans ce Lebensborn. Perdue dans un pays inconnu, elle tente de s’adapter aux règles de ceux que sa patrie considère comme l’ennemi. Aux alentours, travaillant dans les champs à proximité, Marek, un déporté polonais affamé, qui a été interné à Dachau, lutte pour sa survie. Ces trois personnages, dévorés par le doute, la peur et le désir de bien agir, se retrouvent tous confrontés à un dilemme : suivre les ordres ou désobéir pour Helga, rester au Heim ou chercher à rejoindre le père de son enfant pour Renée, espérer la fin prochaine de la guerre ou tenter de s’évader pour Marek.

Toute expression d’une individualité est suspecte. Toute émotion est dangereuse

À travers le quotidien de ce Lebensborn, lieu d’abondance où les êtres sont choyés dans un monde en flamme, et celui du camp de travail adjacent où Marek souffre le martyre, Caroline de Mulder expose les deux facettes d’une même pièce : la folie de l’idéologie nazie, que seule l’intervention des forces alliées pourra endiguer, et dont le totalitarisme s’impose y compris en salle de naissance. Même en faisant de leur mieux, les infirmières sont toujours coupables de quelque chose. Elles sont surveillantes et surveillées. Toute expression d’une individualité est suspecte. Toute émotion est dangereuse. L’empathie et le bon sens deviennent des trahisons. Les doutes de Helga ne peuvent s’exprimer que s’ils ne laissent aucune trace. Des extraits de son journal intime sont présentés aux lecteurs et lectrices, mais des passages sont rayés, offrant la possibilité de les lire tout en indiquant qu’il s’agit d’une pensée interdite. Cette rayure matérialise physiquement la ligne de démarcation entre les apparences – la soumission totale des citoyens à l’idéologie nazie – et les convictions personnelles, annulées de fait par l’interdiction idéologique d’en avoir.

En décrivant par fines touches les mécanismes d’adhésion ou non à une idéologie, qu’il s’agisse d’une question de morale, d’opportunisme ou de nécessité, La Pouponnière d’Himmler démontre combien celle-ci se fissure de toute part. Une approche qui si elle fonctionne en quasi huis clos se veut globale, tant le hors champ – la guerre, la Shoah et la haine entre les peuples – est là en arrière-plan, cherchant un moyen de pénétrer dans le roman pour le dévorer.

La documentation, dense et précise, sert toujours la narration et l’intimité des sentiments

Manger Bambi, la précédente oeuvre de Caroline de Mulder, s’appuyait sur un travail linguistique hors pair pour donner corps à des filles en marge de la société. Mais jamais le récit ne devenait un prétexte pour valoriser le talent littéraire de l’autrice, qui restait au service de ses personnages. Ce principe est aussi à l’œuvre dans La Pouponnière d’Himmler : la documentation, dense et précise, sert toujours la narration et l’intimité des sentiments. De la même manière, il y a ici une lumière qui déchire la noirceur. En traitant des maternités nazies, l’autrice pose le sujet implicite des naissances face à la mort, de la vie face au totalitarisme, de la pureté des enfants face à l’impureté du monde, le tout porté par une sensibilité qui vise juste à chaque fois.

Malgré la complexité du sujet, Caroline de Mulder évite tous les faux pas. Sans complaisance, sans angle mort, elle explore l’effondrement d’un système, dont elle ridiculise la logistique insensée et la lâcheté. Le style et la pudeur pour l’un des grands romans de ce début d’année.