Trash Vortex de Mathieu Larnaudie : la fin des temps en héritage
Publié aux éditions Actes Sud, le 21 août 2024.
Depuis son salon qu’elle ne quitte plus, Eugénie Valier, à la tête du Groupe Valier, multinationale tentaculaire qui règne sur les marchés de l’immobilier, de l’armement et des médias, pressent la fin : la sienne et celle du monde. Pour solde de tout compte, au grand dam de son fils unique qui pensait hériter de sa fortune, elle décide de démanteler l’entreprise paternelle – l’œuvre d’une vie – pour ériger à la place une fondation consacrée à la résorption des impacts de l’homme sur la planète, en s’attaquant en premier lieu aux trash vortex, ces immenses tourbillons où les courants marins amassent les déchets flottant à la dérive dans l’océan, plus connus sous le nom de 7e continent.
Autour d’elle gravite une galerie de personnages définis dans un premier temps par leur fonction – le ministre, la conseillère, l’assistant, l’agent immobilier, le cinéaste, l’oligarque… – qui contribuent tous à cartographier le lien qu’entretiennent les ultra-riches avec l’apocalypse à venir. La crise écologique est chez eux à la fois une menace, nécessitant de prendre ses précautions pour s’en prémunir, en faisant notamment construire des bunkers et en se préparant à la survie ; une opportunité de se venger, en brisant ce qui a été bâti par les générations précédentes ; et une aubaine commerciale, créatrice de nouveaux marchés et de nouveaux besoins, faits de technologies et de matériels industriels destinés à lutter contre l’inexorable.
Malgré tout – et Trash Vortex excelle à le démontrer –, le dérèglement climatique reste à leurs yeux un événement standard, qui s’inscrit dans un business as usual, fait de projets, d’alliances, de campagnes de financement, d’opération de communication et de réceptions mondaines. Si bien que le sujet – l’enjeu numéro 1 pour notre avenir – devient presque anecdotique. Eugénie Valier aurait pu ériger sa fondation en gardienne du patrimoine de la littérature classique qu’elle n’aurait pas agi autrement. L’écologie s’avère être le nouveau Graal du charity business, car personne n’est contre l’idée de nettoyer les océans.
Mathieu Larnaudie inscrit son roman dans les limbes du monde contemporain. Sans que les personnalités soient nommées, on y retrouve des portraits grinçants d’Emmanuel Macron, d’Al Gore, de James Cameron, d’un magnat du web, mix d’Elon Musk et de Peter Thiel, ou encore d’un ex-ministre de l’écologie, fusion entre Nicolas Hulot et Sylvain Tesson. Le trash vortex, c’est évidemment aussi ces personnages nuisibles, parasites déconnectés des problématiques sociales et politiques, nostalgiques du monde d’avant, en colère contre leurs aînés, mais incapables de se remettre en question. Tous les marqueurs sont là : on est dans le domaine du pastiche, de l’analyse cynique et aiguisée.
Et pourtant, Mathieu Larnaudie réussit cet exploit : transformer ces personnages grotesques en véritables protagonistes romanesques, qui au fil des pages gagnent le droit de posséder un prénom et un nom, et des profils psychologiques complexes, faits de contradiction, de désabusement et d’espoirs bafoués. Sans jamais justifier leurs actions, l’auteur nous plonge dans leur quotidien. Malgré un humour corrosif et des remarques acerbes, il ne ridiculise jamais inutilement ses protagonistes. À la manière de la série Succession de Jesse Armstrong, il nous aide à comprendre le monde à travers leur regard, et nous questionne sur notre propre rapport à la fin des temps.
Telle l’épée de Damoclès qui menace chaque vie humaine, sans empêcher l’humanité de se vautrer dans les vanités, l’apocalypse climatique écologique nous guette sans inverser le cours des choses. La fin des temps arrive lentement mais sûrement, et nous sommes condamnées à l’observer se produire, malgré nos actions et nos soubresauts. Finalement, les ultra-riches du roman s’avère être des pions, à la fois terriblement humains et complètement déshumanisés, qui, à l’image du reste de la population, sont impuissants face aux catastrophes.
À ce sujet, Mathieu Larnaudie réalise une brillante analogie avec le naufrage du Titanic. Notre monde est en train de devenir une reproduction à échelle planétaire de cette tragédie, c’est-à-dire « un monde qui sombre et menace de disparaître », dont les seuls rescapés potentiels seront les plus riches, et où les pauvres, à l’image de Jack Dawson (Leonardo DiCaprio) dans le film de James Cameron, laisseront héroïquement leur place sur des radeaux pour sauver, non pas par amour mais par réflexe de caste, les puissants, faisant fi de tout instinct de survie, « à l’instar de l’iceberg fatal négligé par un plan de navigation enivré de sa propre puissance, obnubilé par le souci de sa vitesse, obsédé par l’unique objectif de pousser toujours plus le navire sans tenir le moindre compte de l’espace où il évolue, de la mer considérée dès lors comme une pure surface domestiquée, utilitaire », tel que l’écrit l’auteur.
Le trash vortex se matérialise aussi par le style. Mathieu Larnaudie met en place un dispositif fait de phrases virevoltantes, qui ne s’arrêtent jamais et tournoient sur elles-mêmes. Pleines de détails et d’énumérations, elles retranscrivent la croissance sans fin du capitalisme, et l’épuisement du monde, qui poursuit sa course coûte que coûte, le plus longtemps et le plus loin possible, se raccrochant aux instants fugaces de beauté, symbolisés ici par de merveilleuses descriptions. Qu’il s’agisse d’illustrations de l’inconséquence humaine ou de descriptions sur la nature – son éclat, sa fraîcheur et ses odeurs –, toutes ces précisions soulignent ce qui va disparaître : la richesse de la vie. À l’image de la complexité du monde qui file en avant, le style littéraire est simultanément touffu et clair : on est emportés par la phrase, mais sa construction limpide nous permet de conserver notre lucidité.
Mathieu Larnaudie livre une œuvre ultime sur notre nostalgie du monde d’avant, où le capitalisme régnait sans entrave (pour les conservateurs), et où la planète n’était pas condamnée (pour les progressistes). Truffé d’idées fortes et sidérantes – comme cette comparaison entre l’avant (dans une fiction) et l’après (dans la réalité) dans La Mort à Venise de Thomas Mann, qui fait écho à ces avant / après d’une montagne enneigée, métamorphosée par le réchauffement climatique – Trash Vortex est une spirale littéraire, à la fois implacable et tragiquement humaine.