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Un jeu sans fin de Richard Powers : The Social Network V2.0

Publié chez Actes Sud, le 5 février 2025 - traduction : Serge Chauvin

Par Benjamin Fogel, le 23-04-2025
Littérature

Todd Keane, adolescent blanc issu des beaux quartiers, souffre de l’ambiance toxique intrafamiliale et des lubies de son père. Rafi Young, jeune Noir qui vient d’un milieu défavorisé, doit composer avec une violence encore plus grande, celle d’un paternel aux exigences démesurées. Tous deux se lient d’amitié autour d’un jeu d’échecs, puis d’un plateau de go. Forgeant leur vision du monde à travers l’esthétique du jeu, l’un se passionnera pour l’informatique, et fondera Playground, multinationale du web en devenir, tandis que l’autre préférera rester fidèle à ses convictions, à ses combats politiques et à la  littérature. Leurs destins seront amenés à se recroiser sur l’île de Makatea, en Polynésie française, dévastée par l’action des Occidentaux et des décennies d’extraction minière. C’est au sein de cette population d’une centaine d’habitants que vit Ina, dont Rafi est tombé amoureux, et Evelyne Beaulieu, une océanographe qui a consacré sa vie à l’exploration des fonds marins, et dont le seul ouvrage qu’elle a écrit a servi de rampe de lancement au développement sensible et intellectuel de Todd Keane.

Comme à son habitude, avec Un jeu sans fin, Richard Powers superpose les couches narratives et les époques, s’attache à la vie de quelques familles pour raconter la grande histoire de l’Amérique, et incorpore au récit réflexions politico-sociales et progrès scientifiques. Il aborde l’océan et l’IA d’un point de vue politique, philosophique, économique, mais aussi culturel, en interrogeant les mythes qui en découlent, et la place de Dieu en leur sein.

Richard Powers expose un chemin de traverse, une autre voie à suivre

Si l’intelligence artificielle est au cœur de ce nouveau roman, elle ne constitue pas l’horizon tout tracé de l’espèce humaine. Richard Powers y expose un chemin de traverse. Une autre voie à suivre et à questionner, en mettant en compétition l’intelligence artificielle avec une autre forme d’intelligence insalissable, mystérieuse, à la puissance inconnue : celle de la biosphère maritime. Le parallèle entre les deux est brillant. L’auteur raconte d’un côté l’impossibilité pour les êtres humains de comprendre le fonctionnement d’une IA, qui a déjà entretenu des millions de conversations avec elle-même pour affiner son langage et ses raisonnements ; et de l’autre, notre difficulté à concevoir la pensée et l’âme des êtres des profondeurs, en particulier celles des raies et des sépiidés, mollusques céphalopodes, dotés d’un esprit créatif, voire artistique. En somme, Richard Powers n’amoindrit pas les dangers qu’incarne l’IA pour l’humanité, mais nous rappelle qu’il existe d’autres domaines face auxquels nous sommes démunis, et que la beauté et l’espoir sont peut-être à chercher de ce côté-là, dans ces eaux où vivent 80% des espèces vivantes de la Terre.

Pour son dernier voyage, Todd Keane, qui a percé les mystères de l’intelligence artificielle, ne souhaite pas être envoyé dans l’espace, mais au contraire être rendu à la mer. Si la trajectoire de Todd Keane rappelle celle de Mark Zuckerberg – et par écho celle des technoleaders de l’ultralibéralisme –, Richard Powers en fait un personnage qui finit par s’opposer au dogme de la croissance infinie et du « jeu sans fin ». Là se trouve la force de la vision de Powers. Dans une approche quasi utopiste, il imagine l’effondrement psychologique des ultrariches, confrontés à l’aune de la mort, à leurs traumas et leurs échecs. Face à eux – peut-être avec le soutien de l’IA –, des peuples qui s’organisent et débattent des futurs possibles. L’auteur offrira ici un véritable exemple de démocratie participative, au travers des questionnements des habitants de Makatea.

Richard Powers interroge l’IA au regard du transhumanisme

Richard Powers interroge l’IA au regard du transhumanisme, pour offrir des réponses qui sont celles d’un écrivain, dont le prisme de lecture est la fiction et les histoires qu’on invente pour rendre la vie acceptable. Doux et amer, Un jeu sans fin s’avère être une version modernisée de The Social Network (2010), où un Mark Zuckerberg, vieillissant, qui aurait vécu le développement des réseaux sociaux comme un simple jeu ultralibéral, serait confronté non pas à l’humiliation d’un amour perdu, comme dans le film de David Fincher, mais à la perte d’un ami précieux, d’autant plus cruelle, qu’elle n’aura pas été conscientisée, masqué par la logique du progrès et de cette vision de l’entrepreneuriat comme une partie de jeu de go.