Un lieu ensoleillé pour personnes sombres de Mariana Enriquez : poétique des spectres
Publié aux éditions du Sous-Sol, le 02 octobre 2025. Traduction : Anne Plantagenet
Mariana Enriquez continue d’explorer la zone de démarcation entre un réel dévasté – aussi bien d’un point de vue socio-politique (misère exponentielle, coupes budgétaires, accroissement du nombre de SDF et de drogués, inégalités sociales, gentrification, délaissement des campagnes, répercussions du Covid…) qu’intime (traumatismes d’enfance, transmission des souffrances, maladies physiques et mentales, désengagement amoureux, solitude…) – et le monde de l’indicible habité par les fantômes et les monstres, où les corps subissent des mutations, et où tout peut apparaître / disparaître en une fraction de seconde. Chez Enriquez, les deux univers se juxtaposent. Les manifestations paranormales ne font pas partie du socle social – on y préfère les explications rationnelles –, mais elles ne sont pas non plus de l’ordre de l’impossible. Ici le fantastique est une possibilité dont on souhaite se détourner, mais une possibilité tout de même. Comme si tous les personnages étaient des non croyants, qui gardaient l’esprit ouvert sur les phénomènes inexplicables.
Il en résulte, comme toujours chez l’autrice, des textes qui fourmillent de détails, avec des personnages croqués intensément en quelques paragraphes, permettant toujours de raconter en filigrane l’Argentine d’aujourd’hui – et ce, sans avoir besoin de citer Javier Milei. On peut être plongé, plusieurs pages durant, dans la vie des habitants de Buenos Aires, au point d’oublier être au sein d’un recueil de nouvelles fantastiques, où l’angoisse peut surgir à chaque ligne.
Mariana Enriquez impose simultanément sa rigueur documentaire et son goût pour l’imaginaire. Un lieu ensoleillé pour personnes sombres interroge la nature des fantômes : Sont-ils la conséquence de la cruauté humaine ? Symbolisent-ils les méfaits du capitalisme, du repli sur soi ou de la superficialité ? Doit-on les fuir, les aider ou cohabiter avec eux ? Mais surtout peuvent-ils constituer un danger plus grave que les humains rongés par le vice et par la haine des femmes ?
L’autrice n’apporte jamais de réponse. Ses nouvelles ne se finissent pas quand les arcs des protagonistes sont résolus, mais lorsque le climax poétique ou sensible est atteint. Non seulement on ne sait pas quand les fantômes vont se manifester, mais on ne sait pas non plus jauger le risque de se retrouver prisonnier avec eux dès la page suivante.
Une fois de plus Mariana Enriquez remporte la mise par l’accumulation des idées, par sa générosité envers ses personnages, et par sa délicatesse. Des atouts sublimés par les fenêtres qu’elle ouvre sur le monde inquiétant des ombres.