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Orson Welles et la vérité des miroirs déformants (2/2) : De l’autre côté du vent et Ils m’aimeront quand je serai mort

Diffusion en France sur Netflix, depuis le 2 novembre 2018. Durée : 2h02 et 1h38.

Par Erwan Desbois, le 28-11-2018
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Orson Welles' composée de 2 articles. Le mois de novembre 2018 a vu Orson Welles revenir au centre de l’actualité cinéphile, avec la diffusion par Netflix (depuis le 2 novembre) d’une version achevée de De l’autre côté du vent (The Other Side of the Wind), film qu’il n’avait pu finir avant sa mort ; et la sortie de La dame de Shanghai par Carlotta Films (le 14 novembre) dans un Blu-Ray collector et remastérisé. Voir le sommaire de la série.

En 1970, Orson Welles sent qu’une porte s’est entrouverte à Hollywood. Son rêve, qui lui était interdit quand il travaillait pour les studios et voyait ses réalisations mutilées l’une après l’autre (La splendeur des Amberson, La dame de Shanghai qui est le sujet de l’autre texte de notre diptyque consacré au cinéaste, La soif du mal), est en effet devenu réalité : depuis la fin des années soixante, des cinéastes ont les moyens de faire à Hollywood les films qu’ils veulent, en toute liberté et sans censure. Alors Welles revient à Los Angeles, et se lance dans l’aventure de De l’autre côté du vent. Le tournage s’étirera sur plus de six ans, puis la post-production sur trois années supplémentaires, jusqu’à ce que… la révolution iranienne de 1979 interrompe tout – l’un des investisseurs trouvés par Welles était le beau-frère du Shah d’Iran, qui stoppa son financement suite à la chute du régime, et fit placer les négatifs dans un coffre-fort parisien, dont Welles ne parviendra pas à les faire ressortir malgré ses efforts jusqu’à son décès en 1985. Des obstacles légaux et financiers subsisteront pendant encore trente ans, et il faudra attendre l’entrée dans la danse de Netflix pour que la finalisation du film devienne une réalité – en échange bien entendu de sa distribution exclusive sur la plateforme de streaming. Tout ceci est raconté dans le documentaire Ils m’aimeront quand je serai mort, de Morgan Neville, également diffusé par Netflix en parallèle de De l’autre côté du vent, et sur lequel nous reviendrons plus loin.

Un film contemporain avec lequel De l’autre côté du vent a beaucoup en commun est The house that Jack built, de Lars Von Trier. Il s’agit de deux œuvres réalisées en autarcie par des génies malmenés, malaimés, qui en ont après la Terre entière ; ce qui leur fait donner libre cours à une ironie et une rancœur étouffant leurs films. Dans l’un et l’autre tout le monde sert de cible à la satire et à la sauvagerie, et tout le monde le mérite aux yeux de l’auteur, à commencer par son propre alter ego à la fois cruel et pathétique – le tueur en série chez Von Trier, le réalisateur chez Welles. Ce dernier a construit De l’autre côté du vent comme un emboîtement de poupées gigognes, avec pour objectif de disparaître à nos yeux en tant que metteur en scène. Le personnage central, Jake Hannaford, est un cinéaste de l’âge de Welles ; culte et ingérable comme lui ; présentant au tout-Hollywood (à l’occasion de sa fête d’anniversaire) son dernier film, afin d’obtenir le soutien lui permettant de l’achever, comme – vous avez compris, surtout que l’œuvre d’Hannaford s’appelle elle aussi De l’autre côté du vent.

En apparence, Welles n’a pas réalisé la moindre image de De l’autre côté du vent. Il a construit le film comme un emboîtement de poupées gigognes, avec pour objectif de disparaître à nos yeux en tant que metteur en scène

Ce film dans le film est censé être réalisé par Hannaford ; et la captation de sa soirée d’anniversaire se veut un patchwork reconstitué à partir de multiples enregistrements vidéo réalisés par des invités (journalistes, documentaristes, étudiants en cinéma…). En apparence, Welles n’a donc pas réalisé la moindre image de De l’autre côté du vent. Cet usage avant-gardiste du found footage aurait impressionné de façon spectaculaire, si le film était sorti en son temps. Aujourd’hui, l’effet se trouve forcément atténué. Mais ce qui plombe véritablement cette partie du long-métrage est la sécheresse du fond, inversement proportionnelle à la complexité de la forme. Welles s’enferme dans un règlement de comptes envers l’intégralité du milieu du cinéma : patrons de studios, producteurs, disciples, critiques, apprentis metteurs en scène… À force de ne raconter que ce jeu de massacre acrimonieux, vu sous de multiples angles, De l’autre côté du vent en devient épuisant et irritant – et parfois, trop rarement, subjugué par des éclairs de mise en scène. Le film dans le film n’est pas beaucoup plus convaincant. Welles y pastiche certaines des expérimentations les plus radicales de l’époque (Antonioni en particulier), sans que l’on saisisse réellement où il veut en venir, moquerie ou volonté de démontrer qu’il peut faire mieux.

Deux extraits d’un des bonus du coffret Carlotta de La dame de Shanghai, l’interview de l’historien du cinéma Simon Callow, peuvent se transposer à De l’autre côté du vent pour conclure à son sujet. Callow dit à propos de l’adaptation sur scène par Welles du Tour du monde en 80 jours qu’elle « manque de cohérence et que Welles a certainement voulu en faire trop », un verdict qui s’applique parfaitement à De l’autre côté du vent. Dans ce même entretien, Callow compare la carrière de Welles à celle de John Huston, autre franc-tireur aux idées et à la personnalité tranchée. La différence est que ce dernier a toujours su faire en sorte d’avoir les moyens et les opportunités de tourner, avec une liberté certaine, au sein du système des studios. L’ironie de l’histoire veut que Huston, à qui Welles a confié le rôle d’Hannaford, a quitté le tournage pour aller réaliser un grand film hollywoodien – L’homme qui voulut être roi, qui valut à Huston un succès tant critique que public alors que Welles s’enlisait dans les sables mouvants de la production de De l’autre côté du vent.

Observer Welles s’obstiner à étirer la production sur une décennie, et refuser de saisir les signes lui indiquant qu’il était temps de rendre sa copie, conduit à envisager l’hypothèse qu’il ne souhaitait pas achever De l’autre côté du vent

Ils m’aimeront quand je suis mort, le documentaire accompagnant la sortie du film, est pour sa part captivant et passionnant de bout en bout. De nombreuses images d’archives viennent appuyer les témoignages rassemblés par le réalisateur Morgan Neville, pour sonder en détails la folie de l’aventure que fut la production de De l’autre côté du vent. On y voit Welles recruter à l’instinct le premier chef-opérateur qui se présente à lui à son arrivée à Los Angeles (Gary Graver) ; accumuler pendant des mois des contrechamps sans savoir encore qui jouera le rôle principal ; renvoyer un comédien et le remplacer par un autre qui tenait déjà un rôle, ce qui implique de reprendre les scènes déjà tournées par ce dernier avec un troisième acteur… Quand les problèmes d’argent (on apprend entre autres que Graver, faute d’être payé, s’est lancé sous pseudonyme dans une prolifique carrière dans le cinéma X afin de gagner sa vie) devinrent suffisamment conséquents pour mettre un terme au tournage, Welles trouva refuge chez son ami Peter Bogdanovich. Il transforma la maison en studio de montage et de prises de vue additionnelles, jusqu’à ce que son film lui soit confisqué.

Observer Welles s’obstiner à étirer la production sur une décennie, et refuser de saisir les signes lui indiquant qu’il était temps de rendre sa copie, conduit à envisager l’hypothèse qu’il ne souhaitait pas achever De l’autre côté du vent. Certains intervenants de Ils m’aimeront quand je suis mort rejettent cette théorie, d’autres y croient fortement – et il y a de quoi être séduit par cette idée, d’un Welles plus attaché à avoir de quoi travailler jusqu’à sa mort qu’à la présentation au monde du produit de ce travail. De cette théorie, on peut en tirer une autre, plus spéculative et subjective (elle requiert d’être mitigé devant le résultat final). Sa carrière ayant démarré avec Citizen Kane, film où il est omniprésent et qui est célébré comme génial, Welles aurait pu vouloir finir avec l’exact opposé. Soit un film dont il serait entièrement absent, puisque montré de façon posthume en plus d’être soi-disant réalisé par d’autres (Hannaford et les invités de la fête) ; et dont la qualité prêterait autant à discussion que la perfection de Citizen Kane pousse au consensus.