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Lofty305 est un membre du collectif hip hop miamien Metro Zu – on dit qu’il en est « membre », mais en réalité il l’incarne tellement que les deux peuvent se confondre et être utilisé pour désigner la même chose. Depuis 2007, Lofty305 a publié sur le Bandcamp de Metro Zu des dizaines et des dizaines de mixtapes et d’albums.  Il s’agit soit d’essais individuels, soit de séries (les Eat Your Green$, les Haunted Clothes , les Intimacy…) sans que l’on puisse déterminer des lignes directrices qui expliciteraient pourquoi tel morceau s’est retrouvé sur tel disque et pas sur tel autre. La production est pléthorique, et on est pris de vertiges lorsque, lançant une succession de morceaux au hasard, l’on découvre que quasiment tout y est intéressant. Ses projets ont leurs moments de faiblesses, mais en laissant tourner les disques, on découvre parfois de vraies pépites cachées (abandonnées ?) en fin d’album. Au-delà de la forme, c’est vraiment le contenu qui interpelle : Lofty305 y enchaine les productions expérimentales, avec ou sans flow. Là où le MC crache sur papier toutes les punchlines qui lui passent par la tête, si possible au travers du procédé de l’improvisation, Lofty305 balance avant tout des instrus dérangeantes et impressionnantes qui font relativiser les expérimentations soit-disantes innovantes de certains acteurs électroniques en vue. On nage en plein ambient, les yeux tournés vers l’abstrackt hip hop, en se prenant parfois pour Boards Of Canada.

On ne sait jamais vraiment qui fait quoi, et l’idée que Lofty305 puisse tout faire tout seul génère presque un certain malaise devant la quantité astronomique de titres disponibles. Si l’on prend par exemple le Haunted Clothes 2, ce dernier comporte pas moins de 30 titres. Remplissage ? Délires de potes ? Absolument pas, il s’agit d’une tape super cohérente et pleine de surprises. Le travail de découverte est titanesque et passionnant, et plonger dans l’univers de Lofty305 rappelle la sensation d’étourdissement qu’on peut avoir en se frottant à la centaine d’albums de R. Stevie Moore : on croit d’abord être prisonnier d’un capharnaüm avant de réaliser qu’il s’agit de la caverne d’Ali Baba. Lofty305 est l’archétype de l’artiste créant sa propre dynamique et son propre monde, loin du business, s’inscrivant ainsi parfaitement dans notre réflexion sur les carrières modernes.

De par ses instrumentations évanescentes, ses beats fragiles qu’on n’ose écouter de trop prêt de peur qu’ils disparaissent, et son flow à la fois suave, hésitant et timide (au point de se perdre parfois dans la musique), on aurait vite fait de voir en Lofty305 le chantre d’un hip hop expérimental et conceptuel, s’interrogeant sans cesse sur lui-même et ne considérant son patrimoine rap que comme une composante parmi tant d’autres. On ne parlerait d’ailleurs même plus de hip hop, mais d’une musique mutante et futuriste où l’apparition de la voix resterait une variable aléatoire, Lofty305 semblant au premier abord avoir complètement dépassé cette question de l’héritage, du rap game et de la boucle.

Et pourtant, il n’en est rien ! De par ses lyrics et son flow, Lofty305 semble avant tout être un rappeur qui s’insère parfaitement dans le paysage actuel : les meufs, le fric et les chaines en or sont tout aussi présents qu’ailleurs, et on ressent bien sa propension au clash. Alors quoi ? Lofty305 et Metro Zu sont des projets conceptuels visant à définir ce que pourrait être le post hip hop ? Peut-être, mais je reste persuadé que rien n’est ainsi défini et pensé, et c’est aussi ça qui m’excite énormément. Lofty305, c’est un mélange incroyable entre une musique hyper intello et quelque-chose d’ultra spontané et bas du front, un mélange de je-m’en-foutisme / branlitude et d’esthétique très claire et très cohérente, un véritable pendant d’Ariel Pink. Même pour ceux qui, comme moi, aime le rap qui suinte et les grosses prods qui tabassent, Lofty305 donne envie de tout plaquer et de se jeter dans le hip hop lo-fi. L’ensemble de sa discographie (on parle d’un millier de titres) fait perdre ses repères à l’auditeur qui n’arrive plus à séparer l’anecdotique de l’essentiel. Il prend tout en pleine gueule et avance comme dans une nébuleuse, la quantité devenant une composante entière du projet.

Lorsqu’on cherche une résonance à la musique de Lofty305, on en vient à penser à Ryan Hemsworth. Depuis que ce dernier a invité Lofty305 en featuring sur Against A Wall (sur Guilt Trips, son dernier album), on se plait à chercher les liens.  Les deux hommes partagent une passion égale pour le bidouillage et les flow à la fois apaisés et plein de tensions, et si les instrus de Ryan Hemsworth sont bien plus accessibles et punchy que celle de Lofty305, on imagine aisément des zones de concordances dans leur approche de la musique, la rencontre entre un hip hop pur et dur et une musique électronique décomplexée étant au centre des questionnements de Hemsworth, comme on a pu le voir au travers de ses travaux avec Starlito et Shady Blaze.

Aussi, tout en méfiant des conclusions hâtives, j’ai l’impression qu’il se passe quelque-chose en ce moment au niveau de la conception de la prod hip hop, et que Ryan Hemsworth et Lofty305 pourraient bien, chacun dans deux styles différents, ouvrir la marche. On me rétorquera que ce n’est pas la première fois que des faiseurs d’electro s’ouvrent au hip hop ou qu’à l’opposé des beatmakers sortent des albums d’electro, mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit avec Ryan Hemsworth. Ce n’est pas un gars qui va inviter un rappeur pour combler un vide sur une chanson ou pour humaniser sa création. C’est un vrai producteur qui pense le son pour le flow ! C’est juste qui le pense différemment : sans boucles courtes, mais surtout dans une logique d’autosuffisance ; bref un peu à la manière des DJ Krush et consort des années 2000, mais avec des ambitions électroniques encore plus grandes.

Encore une fois, je ne veux pas parler de post hip hop, mais je verrais bien émerger un mouvement dont les caractéristiques seraient les suivantes : un flow qui se fond dans la production et n’hésite pas à passer parfois au second plan ; des prods électro qui abandonnent la boucle au profit de glitch, de passages ambient, de nappes faîtes de bric et de broc et de moments de pure jouissance électronique ; un son moins propre qui se fiche de ne pas sonner massif ; le tout au sein d’un univers esthétique fort, mais jamais conceptualisé comme tel du fait d’un je-m’en-foutisme de bon aloi qui se complairait avec joie dans le rap game.

Ces pistes de réflexions lancées, Ne pleurez pas Mademoiselle, l’album des rappeurs français Hyacinthe et L.O.A.S qui vient tout juste de sortir cristallise justement autour de lui plusieurs composantes qui ne peuvent pas découler du hasard. Tout d’abord, Lofty305 est en featuring sur 2 titres, tandis qu’une face B de Ryan Hemsworth sert de prod  à un troisième. Ensuite l’album est encadré par Krampf qui joue ici un rôle central : non seulement il signe trois titres, mais surtout il oriente les choix des autres producteurs et assure la cohérence esthétique de l’ensemble. Enfin, les lyrics frappent le rap game sous la ceinture. Au final, le « mélange de je-m’en-foutisme / branlitude et d’esthétique très claire et très cohérente » que j’attribuais à Lofty305 décrit également parfaitement la musique de Hyacinthe et L.O.A.S.

Ne pleurez pas mademoiselle

Ne pleurez pas mademoiselle

C’est quelque-chose que je n’avais pas senti venir. Le titre Langue Maternelle de L.O.A.S. m’avait donné l’impression de recycler les gimmicks de TTC sans grande plus value, tandis que Sur la route de l’ammour de Hyacinthe m’avait semblé trop immature et approximatif pour être vraiment intéressant. Bref deux MC qui faisaient les malins avec plus ou moins de talent, mais que rien ne prédestinaient pour moi à sortir un album aussi ambitieux que Ne pleurez pas Mademoiselle. Comment expliquer cette transformation ? Concours de circonstance ? Progression rapide ? Complémentarité des flow ? Probablement un peu des trois. Mais à mon avis la définition de l’univers par Krampf y est pour beaucoup. Les prods permettent aux deux rappeurs de donner le meilleur d’eux mêmes, dans un mélange de freestyle et de maitrise qui fait plaisir à entendre. Mélodiquement, l’ensemble s’avère ainsi aussi solide que varié, confère Strip Club (Lola’s song).

Ce souci de la prod électro qui claque tout en sortant des sentiers battus rappelle forcément Bâtard Sensible de TTC, mais Krampf n’est pas Tacteel et Paraone. Il y a chez lui une noirceur et une envie de travailler le son qui l’éloigne bien loin du dancefloor. Sur le titre Ne pleurez pas Mademoiselle, il offre justement une ambiance proche de celle que j’évoquais plus haut avec Lofty305. La présence de Paulie Jan sur Pains au chocolat & Pussy va dans le même sens. Paulie Jan¹ a publié l’année dernière Humian EP, un album de nappes électroniques évolutives qui luttaient contre les attaques permanentes de beats syncopés, et sa participation renforce l’idée d’un hip hop mutant et futuriste, capable de concilier respect de l’histoire et considérations artistiques où l’expérimentation et les développements sonores font partie intégrante de la démarche. On pourrait également développer sur Robotnik qui signe trois autres prods de l’album, mais la réflexion est la même : les prods ne sont plus au service des MCs, elles ont une importance égale.

Hyacinthe & L.O.A.S

Hyacinthe & L.O.A.S

Ainsi, alors que rien ne prédestinait Hyacinthe et L.O.A.S à accaparer sur eux les projecteurs, les voilà aux confluants de divers courants. Une analyse simple serait de dire qu’en additionnant leurs forces, ils réalisent une synthèse de deux courants essentiels du rap français. Les intonations ne trompent pas : d’un côté, L.O.A.S utilise intelligemment l’humour et ses variations de voix pour s’inscrire (avec crédibilité cette fois) dans le sillon TTC / La Caution / James Delleck & co, de l’autre, Hyacinthe, plus rentre-dedans, plus frontal, bien qu’il soit un blanc-bec de vingt piges, arrive à mettre en scène une hargne proche de celle de Booba et de Kaaris (il arrive d’ailleurs fréquemment que tel ou tel timbre rappelle tel ou tel passage chez Booba).

Si Ne pleurez pas Mademoiselle n’était que ça, un TTC meets Booba, ce serait déjà savoureux, mais cette analyse exclurait en partie ceux qui les entourent. Peut-être qu’eux-mêmes ont l’impression que tout ça découle du hasard, mais pour moi, il est impossible de se retrouver avec des prods de Krampf, Paulie Jan et Ryan Hemsworth, et inviter Lofty305 sans que cela ait un sens plus large, et je crois vraiment que L.O.A.S  et Hyacinthe sont au cœur de quelque-chose de fort.  Il y a forcément une différence non négligeable entre ce qu’est un disque et ce qu’on en perçoit, et dans mon cas cette différence s’appelle ici l’emballement. J’ai en tête une idée très claire de ce que pourrait devenir une certaine frange du hip hop, et c’est quelque-chose qui se situe pile à l’interaction de tous les noms qui composent ce papier. Peu importe si cette scène et ces intentions s’avéraient n’exister au final que dans ma tête, elles me rappellent en tout cas que « m’emballer » est de loin ce que je préfère avec la musique.

Notes :
1 – Paulie Jan est signé sur label Fin de Siècle cofondé par Dom Tr qui est également un membre éminent de la team Playlist Society. Cela n’a évidemment en rien influencé le papier, mais je préférais le préciser par souci de transparence.