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Le Bercail de Marie Causse : d’autres vies que la sienne

Paru le 3 septembre 2015. 238 pages. Éditions Gallimard, collection L'Arpenteur.

Par Thomas Messias, le 11-09-2015
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2015' composée de 13 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2015. Voir le sommaire de la série.

Chaque mois de décembre sur Playlist Society, nous demandons à des artistes chers (et chères) à nos cœurs de nous raconter leur année artistique, qu’elle ait plutôt été créative ou spectatrice. Lorsque Marie Causse nous a offert ce texte, je n’imaginais pas à quel point il était précieux. Elle y raconte son exaltation à fouiller dans les archives de la France pour y mener une enquête qui, d’abord purement personnelle, finira par s’inscrire dans son deuxième roman. Neuf mois plus tard, je réalise que Marie Causse ne nous a pas simplement raconté l’envers du décor : c’est comme si elle nous avait offert un extrait de son livre en avant-première.

On interroge souvent la part d’autobiographie qu’il y a dans les romans qu’on lit. Ici, c’est assez clair : Esther est une Marie romancée.

Le Bercail est double. Il ressemble à une paire de jumeaux dizygotes, conçus par la même personne, présentant des ressemblances plus que troublantes, mais se distinguant également par leurs particularités respectives. En son centre, le livre change de ton. De personne. Au “elle” des cent dix premières pages succédera de façon surprenante le “je” des cent vingt suivantes. Comme si Esther (l’héroïne de la première partie) et Marie (l’auteure elle-même, narratrice de la seconde) étaient la même personne sans pour autant ne faire tout à fait qu’une. On interroge souvent la part d’autobiographie qu’il y a dans les romans qu’on lit. Ici, c’est assez clair : Esther est une Marie romancée. Toutes deux partagent cette envie de savoir, cette envie de connaître, ce besoin de connecter ce qui n’était sans doute plus destiné à l’être. Pas juste pour le plaisir de remuer la poussière, non ; pour apprendre qui on est. Au bout de ces deux quêtes tout sauf égocentriques, c’est aussi sur elles-mêmes qu’Esther et Marie en ont appris davantage. Sur le sang qui coule dans leurs veines et sur le bois dont elles sont faites. Poignantes épiphanies.

C’est donc l’histoire d’un trop long silence, d’un mystère dont l’existence ne semble pas perturber grand monde. Si loin, si proche, il semble s’enliser dans l’oubli à mesure que passent les années et les générations. On pourrait décider de le laisser disparaître définitivement. On pourrait aussi se retrousser les manches et tenter d’y voir plus clair, quitte à devoir employer la ruse et y passer le plus clair de son temps. Lorsqu’une vieille dame nommée Odette revient au bercail après des années d’absences pour y enterrer sa mère Marthe, Esther finit par s’engouffrer dans la brèche et par tenter de percer un secret de famille(s) qui semble peser encore sur les épaules des anciens. Le Bercail possède le charme délicieux et exaltant d’une enquête policière débarrassée de son côté policier. C’est bien d’une enquête intime qu’il s’agit, au cours de laquelle une détective sans formation finira de façon bien naturelle par reproduire les attitudes d’investigateurs plus chevronnés. Interroger, mentir, ressasser : c’est comme si, par nécessité, certaines actions devenaient aussi innées que manger ou dormir.

Le livre a cette façon de sonder l’intime avec pudeur. Bien que les découvertes et les relations s’y succèdent, sa bande originale n’est faite ni de percussions ni de notes stridentes : c’est une petite musique de chambre, entrecoupée de longs silences, qui accompagne les investigations d’Esther. Parce que c’est souvent dans le silence que se révèlent souvent les vérités les moins évidentes. Bien qu’Esther remue dans un passé qui ne lui appartient pas vraiment, qui pourrait lui en vouloir ? Il y a dans sa démarche une sincérité et une pureté qui rendent sa quête inattaquable. Et d’autant plus belle.

Alors, quand vers le milieu du roman, le bandeau “Deuxième partie” vient rappeler que l’histoire d’Esther n’était que la première, se produit un saut dans l’inattendu. De façon un peu triviale, on pourrait décrire cette seconde moitié comme le making-of (mot pas très joli, n’est-ce pas) de ce qu’on a pu lire précédemment. Esther y laisse donc la place à Marie Causse elle-même, pour mieux raconter l’enquête, la “vraie”, qui lui a permis de faire en partie la lumière sur ce qui est arrivé à Émile Royer, son arrière-grand-père, arrêté soixante-neuf ans plus tôt suite à la découverte de son dépôt d’armes par la Gestapo. Si la partie “Esther” est impeccable et tellement prenante, la partie “Marie” donne tout son sel au livre, et donne même à revoir différemment les cent premières pages. Dégraissée de toute fiction, elle fait d’autant mieux apparaître l’importance quasi vitale qu’il y a à aller aux archives, fouiller dans de vieux papiers trop fins, retourner aux archives le lendemain, interroger, s’interroger, retourner aux archives au cas où. Sans jamais sombrer dans la redondance, le livre (doit-on encore parler de roman ?) met en lumière l’aspect frénétique, répétitif, d’une telle quête.

Chaque page est une séquence.

Le Bercail laisse une impression très cinématographique. Chaque page est une séquence. On visualise cette femme semblant si petite au milieu de toutes ces archives, de tous ces secrets enfouis. On imagine un montage resserré des dizaines d’heures passées à fouiller dans des boîtes et des vies. On la voit rentrer fourbue, retrouver sa si précieuse grand-mère Paulette et tenter d’en savoir plus auprès d’elle, sans jamais oublier de l’aimer. C’est de là que naît l’émotion la plus vive créée par le livre : sa façon de toucher le réel avec autant de justesse que de délicatesse. Parce qu’en explorant d’autres vies que la sienne, Marie Causse ne fait que délivrer la plus belle des preuves d’amour à l’égard d’un ancêtre qu’elle n’a pas connu et d’une famille qu’elle n’a pas fini de découvrir.