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Retour à Forbach : la double peine

Sortie le 19 avril 2017. Durée : 1h18.

Par Erwan Desbois, le 25-04-2017
Cinéma et Séries

En 2014, le réalisateur de documentaires Régis Sauder (Nous, Princesse de Clèves, Être là) revient dans sa ville natale de Forbach pour des raisons à la fois familiales et d’ordre plus général : le Front National venait de passer près de gagner les élections municipales, arrivant en tête au premier tour avec 35% des voix – un score renouvelé au second tour, mais alors dépassé par le vote de barrage se reportant sur le maire socialiste sortant et donc réélu. Sauder, une fois atteint l’âge adulte, avait fui et même renié Forbach, une position radicale et qu’il assume encore en voix-off de son récit filmé à la première personne de son Retour à Forbach. Un retour en forme de preuve du fait que les sentiments d’amour et de haine sont plus complexes et profonds que ce que l’on peut ou veut croire : Sauder ne serait tout simplement pas revenu s’il ne ressentait pas le moindre attachement envers sa ville.

A l’échelle des communautés et des pays, le présent se construit pareillement – et aussi mal – qu’au sein des familles : en taisant sans les refermer les blessures du passé

La forme très directe, subjective qu’il donne à son film ne va pas sans quelques maladresses – une musique à base de riffs de guitare trop insistants pour ne pas devenir un peu pénibles, une fin en forme de rayon de soleil volontariste qui est rentrée au chausse-pied. Mais Retour à Forbach est surtout rempli d’observations justes, intelligentes, glanées par le regard de Sauder et qui viennent stimuler notre esprit, enrichir notre considération de la société, à ses différents niveaux. Le cinéaste parvient en effet à articuler avec doigté le global (l’histoire de sa ville, et à travers elle de sa région) et l’intime – son histoire familiale propre, à la fois évidemment singulière et dans le même temps fonctionnant selon les mêmes ressorts que tant d’autres. Sauder regrette à voix haute la masse de secrets et de non-dits, qui finit par former l’essentiel de l’héritage transmis de génération en génération portant son nom. Et à mesure que se dessine à l’écran son portrait de Forbach, se fait jour une concordance supplémentaire et blessante : car à l’échelle des communautés et des pays, le présent se construit pareillement – et aussi mal – en taisant sans les refermer les blessures du passé. La même forme de peine habite les maisons et l’espace commun de la rue.

Sauder avait pourtant entamé son enquête de façon classique, guidé par l’interrogation « de quoi les gens ont-ils peur ? » ; une bonne question, puisque c’est souvent des peurs que naît le vote. Mais ce qui se révèle peu à peu devant sa caméra, au hasard de ses rencontres, est un tableau torturé et trouble, comme l’est son rapport personnel à sa ville-sujet. Face aux problématiques de la peur, et du racisme (principal point de convergence des peurs), il n’y a pas de réponse simple. Il y a des plaies profondes, qui s’étendent et s’infectent tant que rien ne sera fait. En premier lieu chez les victimes du racisme, que Sauder rencontre dans les cités à la marge (dans tous les sens du terme) de la ville : l’infection prend pour eux la forme d’une intériorisation du rejet xénophobe dont ils sont victimes, avec le rire comme mécanisme de défense pour espérer souffrir moins douloureusement de leur rôle de bouc-émissaire – « à l’école on m’appelait bougnoule mais je savais que c’était pour rire », « quand les videurs de boîte de nuit nous disaient que ce n’était pas la peine d’essayer d’entrer on en rigolait », « tout le monde pensait que j’allais épouser une ‘européenne’, alors que ma femme soit voilée ça me fait rire ».

Des pauvres que ceux qui disposent du pouvoir veulent cacher parce qu’ils n’entrent plus dans leurs plans ; et que ceux qui souhaitent accéder au pouvoir veulent exploiter, une fois de plus, pour obtenir une autre ressource, leur vote

Ailleurs dans la ville, les porteurs actifs du racisme (dont Sauder ne cherche pas à atténuer ou excuser les paroles intolérantes et les raccourcis brutaux) sont les héritiers d’une double peine. Hier les populations des endroits comme Forbach ont été exploitées à la mine tant qu’il y avait du charbon à en extraire, avant d’être abandonnées sans vergogne par les donneurs d’ordre dès l’instant où la ressource naturelle s’est tarie. Aujourd’hui les voici pauvres (puisque rien de pérenne n’a été construit lorsque cela était possible, les profits ayant été confisqués – comme dans les pays pétroliers) dans un pays riche. Il y a quelques semaines, Chez nous de Lucas Belvaux exposait les techniques du FN pour s’accaparer leurs votes : il s’agit de détourner leur ressentiment à son profit, en l’amalgamant avec le racisme latent – l’étranger devient un bouc-émissaire à leur misère, dont les responsables sont hors d’atteinte. Retour à Forbach complète le tableau morose, en montrant à quel point rien n’est mis en place pour venir combattre le FN sur ces terres, qu’on semble lui livrer volontiers en les laissant à l’abandon. Ceux qui disposent du pouvoir veulent cacher les pauvres parce qu’ils n’entrent plus dans leurs plans ; ceux qui souhaitent accéder au pouvoir veulent les exploiter, une fois de plus, pour obtenir une autre ressource, leur vote. Bienvenue au second tour.

(Au premier, à Forbach il y a eu 35% d’abstention, et Marine Le Pen est arrivée en tête avec 30% des votants restants)