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L’île rouge de Robin Campillo : le corps militaire

Sortie le 31 mai 2023. Durée : 1h56.

Par Erwan Desbois, le 10-06-2023
Cinéma et Séries

Les quatre longs-métrages réalisés par Robin Campillo (après une première longue carrière en tant que scénariste et monteur, essentiellement avec Laurent Cantet) remontent dans le temps – Les revenants relève du genre fantastique, Eastern boys se déroule au présent, 120 battements par minute dans les années 1990 et L’île rouge au début des années 1970 – en même temps qu’ils gagnent en qualité et en ampleur. Les ambitions sont de plus en plus élevées, et le résultat toujours à la hauteur, avec cette Île rouge en point culminant qui impressionne de bout en bout et sur tous les plans. Sa première séquence, pourtant classique sur le papier – un déjeuner dominical entre amis permettant de nous présenter la majorité des protagonistes –, donne le la en assemblant une multitude d’éléments qui la font déborder de son cadre, ne serait-ce que par sa durée et son rythme nonchalant, et ouvrent sans attendre un foisonnement d’horizons thématiques et sensoriels. Dès ces minutes introductives, on entrevoit l’essence des sujets à venir. L’enfermement et la libération du regard (on rencontre Thomas, le jeune garçon qui fait office de personnage principal, dans sa cabane qui ressemble depuis l’extérieur à une boîte hermétiquement close ; ce qui ne l’empêche pas de s’y épanouir par la lecture des aventures de Fantomette, qui lui permet de comprendre le monde dans lequel il vit) ; le jeu de dupes de la répartition rance des rôles entre hommes, femmes, et enfants ; la dissonance entre la splendeur du lieu – Madagascar – et la violence sourde, dissimulée, de son appropriation par la France. C’est un paradis bien mal acquis, résidu de la colonisation qui ne veut pas accepter son acte de décès malgré les signaux omniprésents (une symbolique « odeur de kérosène » qui empêche les expatriés de savourer pleinement la vie) : L’île rouge se déroule sur une base militaire maintenue par la France après l’indépendance du pays, où les troupes entonnent des chants nostalgiques de l’Indochine et de l’Algérie et où la population locale est invisibilisée et méprisée.

On reçoit simultanément et avec la même intensité la douceur de vivre et la douleur des vies des résidents

La séquence suivante, un assemblage d’images autrement plus variées (elles opposent à l’unité de lieu de l’ouverture un panorama de la base militaire où résident les personnages, et même de l’île de Madagascar et de ses cieux) qui accompagne le générique, ajoute encore une corde supplémentaire à l’arc de Campillo : un retour à son premier amour, le montage. On comprendra ensuite que ces saynètes du générique sont des flash-forwards d’évènements sur lesquels le film reviendra par la suite, parfois en combinant les déplacements dans le temps puisqu’il le fera via des récits rapportés au passé par un personnage. Tel un DJ déplaçant d’avant en arrière un disque sur sa platine, le cinéaste joue librement avec la matière mémorielle – à la fois car il s’agit d’un temps révolu de l’histoire nationale, et car il se base sur ses propres souvenirs, ayant lui-même vécu enfant là-bas à cette période – de son sujet, pour créer dans la fiction un espace flottant et indécis, dans le meilleur sens de ces termes. En plus du montage, la photographie, la musique (signées de ses complices Jeanne Lapoirie et Arnaud Rebotini, respectivement), la multiplication des personnages et l’observation des différentes strates de la base – sans épouser la manie de l’armée pour la hiérarchisation stricte et permanente, remplacée dans le regard de Campillo par la mise de tou.te.s sur un pied d’égalité – contribuent à cultiver la beauté et la richesse de cet espace. On y reçoit simultanément et avec la même intensité la douceur de vivre et la douleur des vies des résidents, soumis à l’esprit de corps militaire (leur existence publique comme intime est régie par les règles de l’armée) auquel ils n’adhèrent pourtant pas ; et soumis à la présence des corps des militaires, qui les dominent et les menacent. Les épouses sont corsetées, les enfants angoissés sans pouvoir dire pourquoi, les malagasy asservis.

Tout ceci infuse dans le film de manière brillante, en filigrane des images, jusqu’à ce que celles-ci soient transpercées par les solutions trouvées par les opprimé.e.s pour enfin se libérer du joug martial. L’imaginaire pour Thomas, pour sa mère le courage d’annoncer le besoin de divorcer, et pour la population malgache la réappropriation de leur lieu de vie, dont la traduction à l’écran est la belle idée de l’inversion des statuts entre expatriés et locaux, qui suit la bascule du rapport de force. Alors que les premiers étaient de tous les plans et les seconds rejetés en hors-champ ou au mieux à la marge des cadres, l’épilogue de L’île rouge se désolidarise totalement des premiers qui deviennent à leur tour invisibles. La caméra de Campillo reste plongée dans le soulèvement populaire malagasy, dont il nous fait partager la liesse et l’espérance, sans contrechamp et même au-delà de la fin du film.