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Conquest de Nina Allan : la généralisation du complot

Sortie le 24 août aux éditions Tristram. Traduit par Bernard Sigaud.

Par Benjamin Fogel, le 21-08-2023
Littérature et BD

Développeur passionné par Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, Frank, malgré le soutien de sa petite amie Rachel et l’amour de ses proches, a du mal à trouver sa place dans la société. Son intelligence élevée et sa vision atypique du monde sont à la fois ses meilleurs alliés et ses pires démons. Il croit à la beauté du code informatique, aux signes contenus dans la musique. Internet a créé un espace où ses pensées peuvent s’exprimer, où il peut s’associer à des gens pour décrypter le monde. Mais à force de chercher des significations aux événements, Frank rejoint un groupe complotiste, dont les membres sont convaincus qu’une invasion extraterrestre secrète est en cours. Après avoir rencontré des personnalités de ce groupe en physique, Frank disparaît des radars. Rachel, dévastée, engage Robin, une ancienne flic, reconvertie en détective privée. L’occasion de plonger à ses côtés dans les mécaniques du complotisme contemporain, et dans sa nature : « La réalité fait peur, surtout avec le changement climatique, surtout depuis la pandémie. Croire aux extraterrestres, c’est comme croire en Dieu : soudain il y a une explication pour tout ce qui va mal dans le monde. »

Conquest questionne le complotisme sous tous les angles

À la manière de Qui se souviendra de Phily-Jo ? de Marcus Malte, Conquest, le nouveau Nina Allan, questionne le complotisme sous tous les angles, et montre combien le terme complotisme est utilisé pour décrire des réalités différentes : d’un côté des ensembles de théories aberrantes, « des amalgames spontanés de pseudo-science, de philosophie de comptoir et de théorie complotiste qui semblent puiser aux mêmes réservoirs d’extrémisme populaire, de rectitude morale et d’abnégation intellectuelle que n’importe laquelle des religions les plus solidement établies et avec une prolifération similaire de factions et de hiérarchies », de l’autre des vérités avant qu’elles n’éclatent au grand jour – confer les scandales économiques ou les manipulations des lobbys. Pour ce faire, Conquest s’amuse à retourner les situations, à changer les points de vue et à montrer qu’on est tous le complotiste de quelqu’un.

On est tous le complotiste de quelqu’un

Au cœur du récit, La Tour, une novela, écrite par un écrivain fictif, sur les conséquences de l’importation de matière première extra-terrestre, que Frank et ses confrères considèrent comme détentrice d’un message caché. La Tour de John C. Sylvester est présentée dans son intégralité dans Conquest, au sein duquel elle agit comme une mise en abyme, puisque La Tour est également un texte sur le complotisme, dont le personnage principal s’imagine écrire une histoire où « un détective privé cherche à découvrir la vérité derrière la disparition d’un homme qui croit que la Terre est au bord d’une guerre interstellaire », avant de potentiellement se laisser convaincre que la guerre est réelle.

In fine, l’enquête policière au cœur de Conquest devient est elle-même traitée comme un phénomène complotiste. Les intuitions de Robin sont-elles la résultante d’une sensibilité et d’une capacité à analyser le monde, ou un biais cognitif qui l’amène à voir des signes et des symboles, là où il n’y a peut-être bien que des coïncidences ?

Des protagonistes aux motivations claires, malgré leurs interprétations fantasques du monde

La force du roman est de ne jamais prendre ses personnages de haut, mais plutôt d’expliciter leur système de pensée, leurs failles et leurs talents, et de montrer que, si leurs conclusions sont farfelues, elles peuvent avoir pour base de brillantes analyses – le problème n’étant pas forcément la donnée scientifique, mais ce qu’on en déduit d’un point de vue historique, sociologique ou politique. Aux sociétés secrètes toxiques, Nina Allan rétorque, en gardant la distance nécessaire, avec des protagonistes aux motivations claires, portés par des intentions nobles, malgré leurs interprétations fantasques du monde.

Par cette analyse, délestée de toute préconception et jugements hâtifs, Conquest propose une critique fine du complotisme moderne, qui n’est plus l’apanage des esprits faibles, mais un piège dans lequel tout à chacun peut tomber. Par extension, le roman ne cesse d’interroger l’attraction des lecteurs et lectrices pour les complots dans les fictions, leurs espoirs de les voir se concrétiser. La construction du livre, à la fois limpide (on n’est jamais perdu) et complexe (avec textes dans le texte) donne toujours envie de tourner la page et de se laisser désarçonner par la tournure que prendra l’histoire. Brillant en tous points.